« C’est une femme de petite taille, âgée de 78 ans et vêtue de blanc, qui arrive à la rédaction. « Breivik est un fou, il a agi comme un djihadiste, et je n’ai jamais été en contact avec lui. Je condamne toute forme de violence », précise-t-elle. Pourtant, dans son manifeste, Anders Breivik affirme qu’elle lui a envoyé un document concernant la vision de l’Union européenne pour la région méditerranéenne. « C’est faux, rétorque-t-elle d’une voix posée, dont elle ne se départira pas au cours de l’entretien. Je ne connais pas cet homme, je ne lui ai jamais écrit. De plus, le document qu’il cite n’existe pas. On essaie de m’imputer la responsabilité des massacres d’Oslo parce que je suis citée dans le manifeste, mais il s’agit d’une campagne d’incitation à la haine contre ma personne. On cherche à discréditer, voire à supprimer mes travaux. »
Anders Breivik s’est particulièrement intéressé à l’un de ses derniers livres – Eurabia : The Euro-Arab Axis – publié en anglais en 2005. (…) Selon l’auteur, Eurabia est un processus politique dont le but serait la création d’un vaste ensemble méditerranéen euro-arabe pour contrebalancer le pouvoir des Etats-Unis. Dans les années 70, les leaders européens auraient négocié une sorte de reddition politique et culturelle avec les Etats arabes afin d’obtenir des garanties en matière d’approvisionnement de pétrole et de lutte contre le terrorisme. En échange, ils se seraient engagés à favoriser une immigration massive, à mener une politique anti-israélienne et pro-palestinienne. Ce processus politique aurait eu lieu en toute discrétion en dehors des instances officielles, sous le nom de Dialogue Euro-Arabe.
La reconnaissance d’une dette culturelle de l’Europe vis-à-vis de l’islam ferait partie de ce processus, affirme la chercheuse. Or, à ses yeux, les valeurs occidentales et l’islam sont incompatibles. « Eurabia va à l’encontre de toute la tradition culturelle et spirituelle du christianisme, précise-t-elle. On assiste à une déjudaïsation du christianisme et à une islamisation du christianisme qui vise à mettre en valeur le Jésus dont parle le Coran au détriment de celui de la Bible. »
Ses thèses la situent dans un courant intellectuel qui a pris de l’influence depuis les attentats du 11 septembre (…) Elles sont soutenues aux Etats-Unis notamment par les journalistes néo-conservateurs Daniel Pipes et Niall Ferguson, le critique littéraire Bruce Bawer et l’écrivain militant Robert Spencer, qui dénoncent tous « une menace islamiste ». En Europe, la journaliste italienne décédée Oriana Fallaci avait adopté les thèses sur Eurabia. La femme politique néerlandaise Ayaan Hirsi Ali, ancienne réfugiée somalienne, est aussi une adepte des théories de Bat Ye’or.
Depuis une quarantaine d’années, Bat Ye’or, qui signifie « fille du Nil » en hébreu, se consacre à des recherches sur les dhimmis, à savoir les juifs et les chrétiens qui ont vécu sous la domination de l’islam. Née en 1933 au Caire, cette juive d’origine égyptienne a été déchue de sa nationalité et chassée d’Egypte avec sa famille en 1957, dans la foulée des mesures prises par Nasser après la crise du canal de Suez. « J’avais 23 ans, je suis partie avec deux valises, dont on a déchiré le contenu. Mais je n’ai pas gardé d’animosité. » Elle est arrivée en Suisse en 1959 avec son époux britannique David Littman, un historien connu à Genève pour son activisme pro-israélien au sein de la Commission des droits de l’homme. Elle n’a pas de titre universitaire, ce que lui reprochent ses détracteurs, mais certains de ses livres ont été publiés par des éditeurs sérieux, comme le Cerf à Paris, les éditions françaises Berg international, et Fairleigh Dickinson University Press, qui publie des ouvrages universitaires.
Les contradicteurs de Bat Ye’or voient dans ses idées une théorie du complot (…). Dans une tribune publiée par l’hebdomadaire Le Point en 2005, la chercheuse Esther Benbassa, spécialiste de l’histoire des juifs, dénonce la « vision apocalyptique » et l’ »obsession anti-arabe » d’une « idéologue militante ». Affirmant que le crédit de Bat Ye’or est limité en Israël, l’universitaire explique que « ses écrits rassemblent une masse de sources hétérogènes » (…).
Les universitaires américains Jonathan Laurence et Justin Vaïsse ont répondu aux thèses alarmistes d’Eurabia en soulignant notamment que la population musulmane ne croissait pas aussi vite que le prétendait le scénario, que les musulmans ne sont pas un groupe monolithique, et qu’ils cherchent à s’intégrer politiquement et socialement. Si Bat Ye’or admet que les musulmans ne constituent pas un groupe cohérent, elle pense toutefois que le dialogue entre Européens et musulmans n’est pas mené selon les critères rationnels propres à l’Occident, mais selon les règles de la Da-wa, qui prévoient la conversion des infidèles à l’islam. Afin de prévenir l’islamisation du continent, il est nécessaire de stopper l’immigration musulmane, selon elle. Elle se défend de toute intention d’attiser la haine contre les musulmans. Mais elle aimerait les amener à faire leur autocritique.
Bat Ye’or affirme ne pas faire de politique. Cependant, elle a soutenu les récentes Assises sur l’islamisation, qui ont eu lieu à Paris en décembre 2010, auxquelles Oskar Freysinger – qu’elle ne connaît pas – a pris part. De même, elle dit admirer Geert Wilders, le chef de file de la droite populiste néerlandaise, (…) parce qu’ »il risque sa vie pour défendre ses idées ». « Geert Wilders véhicule un message démocratique, celui de la liberté de l’Europe, poursuit-elle. C’est de la diffamation que d’affirmer qu’il est d’extrême droite. Cela relève d’une guerre ignoble qui vise à salir le combat pour la démocratie et les valeurs de la civilisation. » De même, elle a pris publiquement la défense de la Suisse après le vote sur les minarets. Elle se dit contente de vivre dans un pays respectueux des valeurs démocratiques.
Patricia Briel, Le Temps, Genève, jeudi 4 août 2011.