Dans un petit livre lourd de sens, où chaque mot compte, M. Ghislain Chaufour examine l’enfer de notre décor.
Cruauté, crudelitas vient de crudus, « encore rouge, saignant » selon Gaffiot, qui renvoie au verbe cruento, lequel a deux acceptions : « mettre en sang (par le meurtre, en tuant) » et « teindre en rouge ». M. Ghislain Chaufour, qui jadis, dans l’amitié de Francis Ponge, avait fait l’exégèse du lavoir, « lieu cruel », comble ici une terrible lacune : il semble qu’aucun théologien ne se soit occupé de la cruauté, cette « grande inhumanité » selon Richelet, qui se présente pourtant comme notre négatif.
« Grande inhumanité », qui suppose donc que l’on manque grandement à l’homme, ce qui renvoie à cette question si simple et pourtant taboue entre toutes : “qu’est-ce que l’homme ?” autour de laquelle gravite la modernité, comme autour de son trou noir originel. Que la modernité soit un refus de Dieu, une haine de l’incarnation et, partant, de la création, et une volonté de désespoir, M. Chaufour le voit dans l’oeuvre du marquis de Sade, qu’il analyse comme le prophète conséquent de notre actualité (pourquoi ne rappelle-t‑on jamais que nous lui devons la formule “éducation nationale” ?). Bien mieux que ses frères ennemis, les augustiniens « obsédés chastuels », et « soumis malgré lui à ses pulsions, Sade imagine en vérité afin de dire le tout de ce que cachent les romanciers, philosophes, scientifiques et théologiens. » M. Ghislain Chaufour est l’un de ces très rares auteurs qui s’inquiètent de ce que les mots veulent dire ; et qui commencent par recueillir cette volonté. Après tout, si le Logos est un nom du Christ — le Verbum de la Vulgate —, un chrétien est par définition un philologue.
Philippe Barthelet, Valeurs actuelles du 11 avril 2024.