Pierre Perrin, Livr’arbitres : « Un Saint-Simon chez Gallimard »

« Je ronge l’os de ma vie […] L’homme est un concentré d’abjection […] Mon prochain est mon ennemi. » Le regard noir, le style acerbe, égocentrique mais lucide sur l’état du monde et le sien propre, Millet livre sa déchéance et la nôtre. Il fait partie de ceux qui voient la farce en cours. Depuis un siècle, les arts plastiques sont piétinés, anéantis ; avec Duchamp, un bidet vaut un Titien. Le surréalisme avec ses « procédés d’incohérence appliquée » [écrit Starobinski, en 1943], puis Tel quel, enfin l’écriture blanche ont annihilé la littérature. La musique ? Le bastringue a relégué dans une batterie, frappée à mort, Bach, Beethoven, Mozart, toute la musique. La nullité est promue, le graffiti subventionné ; la clarté, la rigueur, mises au pilori. Le goût enfin pulvérisé, la table rase tue tout ce qui la précède.

Cette subversion des valeurs sert une pignouferie marxiste insufflée dès l’école ; le colonialisme maudit, l’islamisme encouragé dans les urnes préparent un chaos social. Le dénoncer, comme Millet s’y est résolu en montrant la langue en charpie, le voue aux gémonies. « Bien des livres publiés relèvent de la fausse monnaie et d’impératifs publicitaires ou du clientélisme. » Il donne des noms d’instigateurs et autres collaborateurs du désastre, pas de « portrait en pied. Tout au plus des états, constats, traits de caractère et constantes maladives ». La propagande – et c’est le moindre de ses crimes – balaie le traître.
C’est un journal à goût de mûres, où les ronces se dressent en jet d’eau. Le lire, c’est entrer dans ce monde où la décadence roucoule son insolence, sa suffisance. « Obésité, islam, sexualité déviante, hygiénisme, culte du progrès, globish, violences, américanisation, antisémitisme », toutes évidences qu’attestent l’expansion de la dette, le déclassement à peu près général de la France. On lit ce monde délétère, sur les pas de l’auteur, mais aussi ses amours de la musique et des femmes, avec ses bonheurs de style – « Mon âge : un enclos de pierre » – et des rumeurs – BHL rachèterait en sous-main les brouillons de son Baudelaire pour faire accroire son prétendu génie. Millet aborde aussi le souci de la postérité, sa revanche. Pour notre génération, tout est brûlé, je crains, puisque l’éducation est en faillite. « Les professeurs, aujourd’hui, parlent de ce qu’ils ignorent à des élèves qui ne veulent pas le savoir. » Qui lira, et quoi, demain ? Parlera-t-on encore français ? Millet se déclare « tuméfié de l’intérieur […] l’angoisse chemine en moi comme un serpent ». Ce Journal éclaire aussi le marigot éditorial, qui touche, et retouche les médiocres. Ce tome V du Journal se révèle écrit à cœur, intelligent et grand.

Pierre Perrin, Livr’arbitres n°48, décembre 2024.