En introduisant un interlocuteur en face du récitant, Éschyle inventa le théâtre, mais ses pièces demeuraient inspirées par des épisodes de la même Guerre de Troie qui avait inspiré Homère. Ce n’est que lorsque cette exploration intérieure de la grandeur des hommes aux prises avec la fatalité, la patrie et la gloire ne suscitera plus d’ardeur ou de passion pour ses héros, dans une jeunesse prête à les imiter ou à leur rendre justice, que notre civilisation gréco-hébraïque aura entièrement disparu. À présent le dramaturge Jean-louis Bachelet nous donne le roman épique que les âmes effarées par le déchirement fratricide en Ukraine, notre nouvelle Guerre de Troie, attendaient. De manière implacable, douloureuse et glacée, la louve de Kharkov décrit la régression du bavardage jusqu’au silence des bêtes, dans le théatre de notre temps, et le juge sévèrement. Égarés dans un monde chaotique où a été éliminée la justice divine, écrasée la puissance civilisatrice, la légitimité des liens familiaux et nationaux qui portaient les personnes, les langues et les peuples, – de simples individus doivent inventer par eux-mêmes ce que l’on appelle assez faussement (depuis Nietzsche) des « valeurs », comme si elles étaient arbitraires : ils choisissent, peu ou mal, ce qui fera de leur vie celle d’un lâche ou bien une tragédie. Ce livre décrit sobrement mais de manière efficace le mécanisme de destruction, dans cet effort, de leur libre-arbitre : épuisé par l’abstraite liberté de n’en faire qu’à sa tête et ses basses complicités avec la force pure et ivre de destruction, Slava, l’un des protagonistes ukrainiens du livre, tombe dans le piège que les puissances criminelles ont fomenté pour entraîner dans leur guerre ceux qui se trompent de camp. Comme l’avait loyalement avoué Pierre Boutang juste après 1945 :
« Sans doute, les tristes abstractions dont la société libérale et bourgeoise, autour de 1928, continuait à se mystifier elle-même, pouvaient être facilement rejetées. J’étais boursier dans un lycée, et je savais par contact, quelle dérision c’était que l’égalité humaine proclamée par cette société. Je pense que les garçons de mon âge et de ma condition, si la crise française avait été aussi aiguë que la crise allemande, et s’ils avaient rencontré un message analogue à celui de Hitler, auraient été assez facilement “nationaux- socialistes” et auraient renié toutes les lois non écrites, dans le saccage des valeurs abstraites superficielles qui coïncidaient avec le contenu idéal de la “démocratie” : il suffit de ne plus penser aux lois non écrites les plus authentiques, de s’engager dans la multiplicité concrète de la vie, pour que, peu à peu, l’horreur constitue son domaine à part, secrètement voisin de la joie et des accomplissements d’une cité1. »
En Ukraine Slava aura tôt rencontré un message analogue à celui de Hitler, celui de Stepan Bandera et de ses disciples de Kiev ou de Kharkov. Quant au domaine à part, c’est dans le moindre pavillon d’une banlieue du Donbass, tombé depuis 2014 très en deçà de toutes les promesses d’égalité, que l’horreur d’actes reniant toutes les lois non écrites pouvait être perpétrée dans l’indifférence générale. Le saccage des valeurs abstraites superficielles sous les yeux d’une jeunesse suffisamment travaillée par les techniques modernes de déréalisation n’en était que plus facile. Si certains peuvent ne jamais renier les lois non écrites, d’autres pour être déjà à demi absents à eux-mêmes s’accomodent aisément de leur transgression, et avec des penchants moins bien marqués se laisseront entraîner à l’occasion vers leur destruction méthodique. Je ne sais si ce moment a déjà été observé et rendu par la littérature avec une telle netteté terrifiante.
o. v.
• Jean-Louis Bachelet, La Louve de Kharkov, octobre 2023.
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