Prière d’insérer

« De plus en plus tenté par le silence – un silence qui ne soit pas renoncement mais un acte libérateur : Tout se passe comme si mes projets de livres, mes notes, mes carnets m’intéressaient plus que la réalisation d’ouvrages qui ne trouveront plus preneur ; comme si, enfin, tout était voué à entrer dans l’arborescence d’un énorme Journal dont celui que je publie ne serait que le tronc… »

 

« Ne confonds pas le sentiment de ta propre fin (l’angoisse de la mort) et celui de la civilisation qui s’achève. » Nous voilà stoïquement avertis : le petit Blanc – ceux que Christophe Guilly a appelés « les dépossédés » (et Bellamy « déshérités » mais c’est le mot pascalien pour un Roi abandonné qui convient) doit se hisser, avec Richard Millet, à la hauteur d’un destin national – et même européen. Mais pour montrer, ouvrir la voie et affronter seul en réalité le (mauvais) temps la méthode reste la même – « Retrouver ce que j’ai perdu : non pas mon innocence, mais l’inquiétude qui accompagne l’innocence perdue » – à moins qu’elle se fasse plus exigeante, au cinquième tome de ce Journal : « Ce journal n’a de sens qu’à condition de ne jamais relire ce que j’y note ». C’est cela, bien sûr, qui donne à une telle entreprise sa valeur unique, démonstrative, exemplaire : le fait que celui qui écrit vive et avance dans sa propre existence sous le regard du lecteur les yeux bandés, ignorant la fin, au double sens fatidique et téléologique de ce mot, et n’en consigne pas moins sa progression implacable vers l’exécution de la sentence capitale, « comme si tout était voué à entrer dans l’arborescence d’un énorme Journal dont celui que je publie ne serait que le tronc ». Car Saul-Paul de Tarse l’a écrit : « La lettre tue ». Reprenons : « ma fatigue est physique et “morale”, la France politique contemporaine, comme l’Europe tout entière, me répugne. La littérature est entrée dans l’ère post-littéraire. Notre civilisation s’effondre. Comment survivre dans un tel contexte ? » Comme Daniel Halévy l’a écrit à propos de la monarchie française dans La fin des notables (1930), on pourrait dire que la littérature française « quitte terre, devient légende et mythe. Elle aura, sous cette forme, de singuliers, d’ardents réveils ». Il faudra pour cela « en finir avec une certaine naïveté » et « un mode d’existence impie » : car « peut-être me suis-je fait de la vérité une image, alors qu’elle doit être la destruction de toute image ». Richard Millet ne peut évacuer « le soupçon que c’est mon système de vie qui s’effondre, usé jusqu’à la corde, notamment ma “conception” de la littérature – ou, plutôt, ce que la littérature a fait de moi. Ce n’était que du langage… » Oui, tout système ou style de vie et de mœurs est langage, ce que l’on appelle la France ou sa littérature aussi. « J’ai voulu, en écrivant, me bâtir une demeure admirable » se reproche-t-il amèrement, un «Port Royal», alors que n’a même pas encore commencé l’assaut abject contre cette « demeure » devenue forteresse assiégée au prétexte qu’« un livre excentrique », Éloge littéraire d’Anders Breivik, a « pris la “rentrée littéraire” en otage. Rien de moins. »

Autre expression pascalienne qui revient dans ce texte, « Pourquoi me tuez-vous ? » Oui pourquoi ?

« Après plusieurs rapports de lecture plutôt bons sur des manuscrits que le comité a jugés mauvais, il n’en faut pas plus à Antoine pour penser que je cherche à faire du “sabotage”, note-t-il plusieurs mois auparavant. Paranoïa digne des chefs de régimes totalitaires. Le manuscrit de Mérot sera en fin de compte publié par Stock ; celui de Brina Svit, souffre aussi de l’affaire : victimes collatérales ? J’espère qu’il n’en sera pas de même pour celui de K. Me voilà désormais pour les imbéciles un “écrivain d’extrême droite”, i.e. l’horreur absolue, pour le seul fait d’avoir émis des doutes sur l’immigration de masse extra-européenne, notamment musulmane, les mêmes imbéciles portant aux nues des criminels d’extrême gauche, de Trotski à Battisti et tous les anciens castristes, maoïstes, palestinophiles, islamolâtres, etc. Quand ces crétins seront égorgés par les terroristes musulmans, je rirai sur leurs corps… » Ce qui devient ensuite « L’affaire Richard Millet » (2011-2012) conduira celui-ci presque naturellement à se voir renvoyer de chez Gallimard, et pour n’être « plus rien », réalisant la prophétie déjà transcrite des années auparavant dans le précédent volume de ce Journal : « Chaque fois que j’entre dans le hall de Gallimard, il me semble qu’on va m’indiquer les communs, ou me chasser. Toujours ce sentiment d’être déplacé, partout… » À présent « marginalisé » chez Gallimard, comme s’il était Stavroguine « chez Tikhone », en dépit des deux prix Goncourt que cette maison a obtenus grâce à son travail, et peut-être « à cause d’eux » car dans cette position ce qu’il pense, dit et surtout écrit de l’état de la littérature et de l’édition en France ne saurait passer inaperçu des écrivains à la mode (120 comme les Journées de Sodome), des éditeurs et de leurs journalistes – qui vivent intimement et parfois prospèrent de l’affirmation contraire. « Brottin plein de Goncourt plein la cave !… Plein de romans nuls, comme s’il les chiait !… Le Roi de l’Édition ça s’appelle. » L.-F. C., D’un château l’autre, Gallimard,1957. Toute comparaison s’arrête là. « La “cause palestinienne” plus puissante que jamais », note Millet, dont la solitude « croît » : « On m’assigne un rôle d’imprécateur pour ne pas entendre ce que je dis. » Le cas Breivik ne relevait pourtant que de « la décadence intellectuelle, politique et spirituelle de l’Europe », il n’était que « le symptôme démoniaque de ce que produisent nos sociétés ».

Olivier Véron, Les provinciales.

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