Pour dessiner les traits d’une société redoutée dans ses tendances totalitaires, de puissants écrivains ont publié toutes sortes de fables au XXe siècle. Kafka a suscité un univers oppressant dans lequel l’individu se trouve radicalement isolé face à un ordre impénétrable qui lui impose sa Loi. Canetti a insisté davantage sur la dégradation inexorable des relations entre les personnes avant la catastrophe. Chesterton a décrit la suspicion mutuelle sous la forme libre d’un cauchemar où chacun croit combattre l’ennemi radical alors que celui-ci n’est que son vis-à-vis antagoniste. Jünger a situé dans un passé mythique la dévastation opérée par la barbarie sur des réalités sociales délicates et la poésie de la vie primitive. Orwell au contraire a projeté dans le futur d’une date prise au hasard ce qu’il voyait s’ébaucher grossièrement sous ses yeux. Zinoviev a longuement exploré avec ironie les hauteurs béantesdu système totalitaire dans lequel il avait effectivement vécu…
Bat Ye’or a vécu, elle, Fille d’Égypte, dans une société islamisée qui avait été modifiée, adoucie par l’influence européenne. Elle a vu celle-ci s’effondrer avant d’en être expulsée, en 1957, parce qu’elle était juive, sous l’effet des ambitions et des contradictions de la « révolution ». Ce qu’elle n’a pas pu observer sur place, elle l’a reconstitué librement de l’extérieur, depuis son exil forcé. Dans son étude sur Les Juifs en Égypte publiée en 1971, précisément à l’époque qu’elle décrit dans Ghazal, figurent pour la première fois les noms d’anciens nazis ayant trouvé refuge par centaines, après la Seconde guerre mondiale, dans ce pays accueillant où ils avaient atteint des positions éminentes, souvent sous un nom musulman. Mais le fait d’avoir été juif en pays musulman et jugé hostile à un pouvoir totalitaire, on n’appelait pas cela « la dissidence ». La corruption du langage, l’exténuation de sa faculté de nommer les choses pour le réduire à un instrument de dissimulation, de manipulation et d’inversion n’est d’ailleurs pas la moindre des observations qu’elle a pu faire et qu’elle nous communique dans le présent roman : Ghazal est l’épilogue (un après langage) de la grande fresque de l’antique communauté juive du Caire, sa sortie de l’histoire avec l’échec décrit dans Moïse (1818-1882) et Élie (1914-1948) des efforts tragiques pour s’y réintroduire après les siècles de mise au ban de la « dimmitude ». En personne déplacée devenue l’historienne de son propre malheur, Bat Ye’or décrit le durcissement de cette société dans les méandres de sa bureaucratie, la dégradation des relations entre communautés sous l’effet d’une idéologie de conquête, les mensonges et les contradictions inhérents à l’action révolutionnaire et à l’effort de guerre incessant, la peur d’être vaincu qu’ils engendrent, militairement et idéologiquement.
L’extinction d’une communauté illustre ce « sentiment de dépossession » dont parle désormais Christophe Guilluy et que Michel Houellebecq avait décrit déjà à sa manière tout au long d’une œuvre impressionnante. Le désarroi et le délabrement moral de l’homme moderne, son vide spirituel, Bat Ye’or en observe les effets en Orient, quand on en élimine un des premier modèles de liberté dans l’histoire antique ou moderne, Israël, avant le réveil des islamismes contemporains. En publiant Soumission en janvier 2015, où s’affichait d’ailleurs son amitié envers l’État hébreu, Houellebecq donnait à ce vide un contexte historique et politique précis : la sortie de l’histoire et l’islamisation d’un pays souverain. Cela lui valut la réprobation immédiate de presque toute la presse française alors même que ses amis de Charlie Hebdo étaient assassinés, comme dans une prophétie autoréalisatrice terrifiante. « Il n’y a pas d’Israël pour moi », dit justement son personnage. Le « sentiment de dépossession », l’errance qui étaient l’apanage des Juifs jusqu’au siècle dernier se sont étendus à toute l’Europe – de l’intérieur, à domicile – : ce vide européen jadis pas si inconfortable est désormais occupé par un autre homme tout différent de celui qu’espéraient ses promoteurs.
Olivier Véron, Les provinciales.
• Bat Ye’or, Ghazal. Al-Kahira, 1970. Bien-aimés les souffrants… III.