Michaël Bar-Zvi est mort l’année dernière. Philosophe, disciple à la fois de Pierre Boutang et d’Emmanuel Levinas, professeur, il est aussi un moraliste comme nous le confirme La Pensée anthume, ouvrage publié à présent et composé durant la maladie qui allait finalement l’emporter.
Sous la forme d’un abécédaire, Bar-Zvi médite aussi bien les thèmes de « la chevalerie » que celui de « la banalité » ou du « sang de l’alliance » alors qu’il se prépare à l’éventualité d’une mort qui se concrétisera le 29 mai 2018. Pour autant, le ton n’est pas funèbre, sans angoisse ni déchirement dans la langue, laquelle garde une tenue aristocratique : Michaël Bar-Zvi demeure avec ce livre, comme son titre l’indique, tout entier placé dans le centre profond de l’existence, dans cette vie que la mort ne saurait renverser. C’est avant tout une situation que Bar-Zvi cherche ici – et à la mesure de sa propre existence, sur laquelle il revient quand il évoque quelques expériences qui l’ont marqué – à donner humblement une définition de celle-ci.
Précaire, tout en donnant l’impression de durer pour toujours, confrontée à la vieillesse dont la maladie semble l’accélération parce qu’elle nous oblige à renoncer d’un coup à ce que le temps nous fait abandonner petit à petit, la vie d’un homme échappe, comme sa mort d’une certaine façon, à toute définition univoque, tant et si bien qu’à l’occasion d’en faire la synthèse, nous nous retrouvons face à la nôtre plus interdit encore que devant celle d’un étranger.
C’est qu’il est dans l’existence un mystère qui n’a pas vocation à se dévoiler et qu’il importe d’en saisir le caractère fondamentalement secret, aussi le texte qui achève le recueil, « Les larmes du vieux », consacré à Pierre Boutang éclaire l’ensemble de ce petit livre, essentiel dans tous les sens du terme, à l’aune de la filiation.
En tant que juif, Michaël Bar-Zvi a placé son existence sous l’angle de la transmission qui, toujours selon le prisme d’un témoignage singulier, permet de faire communauté entre les vivants et les morts, entre le père et le fils, le passé et l’avenir afin de donner lieu à un présent qui ne soit pas dépeuplé.
Alors, il est beau de lire ce recueil, à la manière d’un portrait chinois, dont Bar-Zvi nous dit qu’il ne l’écrit pas pour la postérité, mais pour lui, parce qu’il est dans ce qui nous constitue à chaque instant, des dimensions qui appellent à la méditation, et qui nous transcendent tant que l’œuvre de réconciliation entre toutes ses parties de notre être est la seule, peut-être, qui soit digne d’une vie entière.
Avouons enfin que ce livre nous a touché pour la raison que, sans connaître le secret de la conscience de son auteur, il nous dit que la mort n’est pas grand-chose face à ce qui la précède, plus encore dans l’infime de la sphère intime que dans le gigantesque don de la tradition qui l’alimente et qui s’y résume, de telle sorte que, malgré son empire au sein d’un monde moderne qui la vénère parce qu’il est orphelin de tout et qui la craint parce qu’aucun père ne le protège, on peut se demander légitimement où est sa victoire…
Rémi Lélian, L’Incorrect, n°21, juin 2019.