[…] La situation des Juifs de Hongrie changea radicalement lorsque les Allemands occupèrent le pays en mars 1944 et commencèrent à organiser à leur manière les déportations. Selon le docteur Rudolf Kastner, leader contesté de l’organisation hongroise sioniste durant la guerre : « À Budapest, nous eûmes comme nul autre la possibilité d’observer le sort des Juifs européens. Nous avions vu comment ils avaient disparu les uns après les autres de la carte de l’Europe. Au moment de l’occupation de la Hongrie, le nombre de Juifs morts s’élevait à plus de cinq millions. Nous en savions plus qu’il n’était nécessaire sur Auschwitz. Nous avions, dès 1942, une image complète de ce qui s’était passé dans l’Est lorsque les Juifs avaient été déportés à Auschwitz et dans les autres camps d’extermination. »
Et pourtant, en dépit de ces informations, Adolf Eichmann réussit à convaincre en une seule réunion les responsables de la communauté qu’il n’y avait rien à craindre tant que les Juifs coopéreraient pleinement avec les SS. Cette coopération comprenait la surveillance des Juifs dans le cadre d’un ghetto renforcé, la confiscation des biens immobiliers et des objets personnels, et finalement la déportation pour le « service du travail » en Pologne. Et quoique ce fussent là les mêmes procédés employés par les Allemands en tous lieux pour mener à terme le fonctionnement régulier du programme d’extermination, les Juifs de Hongrie s’autorisèrent à accepter la parole d’Eichmann selon laquelle, cette fois, l’opération parviendrait rapidement à son aboutissement. Manifestement, l’horreur qui attendait les Juifs était si atroce qu’ils préférèrent s’accrocher à la plus pathétique des illusions plutôt que de faire face à la réalité. Une des plus extraordinaires lettres jamais écrites par des dirigeants d’une communauté des temps modernes montre bien que l’illusion était effectivement d’origine interne. Le 3 mai 1944, à l’époque des pires ravages de la déportation, le Conseil juif central de Hongrie demanda par courrier une entrevue avec Andor Jarosz, ministre fantoche de l’intérieur choisi délibérément par les Allemands afin de faciliter la déportation de près d’un million de Juifs : « Nous déclarons expressément que nous ne réclamons pas cette audience pour diminuer les bien-fondés des mesures adoptées, mais simplement pour demander qu’elles soient mises en place dans un esprit d’humanité* ». Il n’y eut aucune protestation émise contre l’extermination de masse, rien qu’une discussion visant à rendre plus facile la mort des déportés. Et de fait, il fut plus simple pour les Allemands d’exterminer les Juifs hongrois que cela ne l’avait été antérieurement pour les Juifs d’autres nationalités. La réponse des Juifs de Hongrie est remarquable en ceci qu’elle démontre que le fait de connaître son sort ou de l’ignorer n’a créé aucune différence d’attitude.
Un des éléments conditionnant la soumission des Juifs au processus d’extermination réside dans leur propre histoire. La dernière fois que les Juifs prirent les armes, ce fut lors des guerres judéo-romaines en 66-70 et en 131-135. En ces deux occasions ils combattirent avec vaillance et subirent des revers désastreux. Lors de la première guerre judéo-romaine, ceux qui avaient conseillé la soumission et reddition furent nommés chefs religieux et politiques par les vainqueurs. Les responsables religieux de la diaspora européenne ont été pendant presque deux mille ans les héritiers spirituels des pharisiens et des rabbins qui obtinrent leur pouvoir politique et religieux après avoir été choisis par les Romains comme leurs agents « loyaux et antiséditieux ». C’est ainsi que le judaïsme de la diaspora est né des suites d’une défaite militaire catastrophique, et a survécu en développant une culture de soumission et reddition en conséquence. Jusqu’à cette guerre meurtrière contre les terribles Romains, les Juifs avaient été une nation rétive, rebelle et violente. Cette métamorphose d’un peuple guerrier prompt à tirer l’épée en une communauté soumise vouée à l’étude et dirigée par des scribes et des érudits s’accomplit au long de nombreuses générations. Vers l’an 200, le caractère juif subit une des plus radicales transformation psychologique et culturelle que l’histoire ait connue. Le judaïsme rabbinique en est le résultat ; il a modelé le psychisme juif et orienté les réactions de la diaspora pendant près de deux mille ans. Longtemps après que les Juifs aient été sécularisés et se soient considérés comme « émancipés » des anciennes traditions, ils continuèrent en tant que communauté organisée à réagir envers leurs maîtres politiques étrangers comme ceux qui s’étaient soumis aux Romains. Quelle que fût la gravité de la provocation, la communauté juive éludait toute réaction violente ; cherchant à parer les coups par la corruption, des demandes de grâce, ou des appels aux sentiments religieux et moraux de leurs ennemis.[…]
Durant l’Holocauste, il y eut quelques actes de résistance sporadique, le plus impressionnant étant l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1943. Mais la plupart des Juifs ne résista jamais, conditionnée par la culture religieuse à se soumettre et endurer. Il n’y eut pas même le recours a une violence symbolique lorsque les nazis forcèrent les Juifs à creuser des fosses communes, à se déshabiller, à entrer dans les fosses en s’allongeant sur les couches de cadavres en attendant le coup fatal. Cette soumission a écrit le dernier chapitre de l’histoire de la métamorphose culturelle et psychologique initiée par les rabbins et les pharisiens deux mille ans auparavant. […]
Outre le conditionnement culturel qui touchait même la majeure partie des Juifs assimilés, les organisations communautaires jouèrent un rôle décisif dans la prévention de toute résistance. Partout où était mis en place le processus d’extermination, les Allemands manœuvrèrent dirigeants et organisations communautaires juifs afin qu’ils les assistent. Nul besoin de traîtres ou de « collabos » pour effectuer leur travail. La réaction de soumission était automatique. Il suffisait de déléguer aux responsables des communautés la responsabilité de la transmission des ordres et de leur exécution. […]
C’est ainsi que l’agence officielle des Juifs allemands, dirigée par le plus illustre rabbin allemand du vingtième siècle (Leo Baeck), prit en charge des tâches comme la sélection des déportés, la notification aux familles, et finalement l’envoi de la police juive pour la rafle des victimes. Dans les ghettos de Varsovie et de Lodz, en Pologne, le conseil juif (Judenrat) ne se rebella pas contre les directives allemandes, même lorsque fut exigée la « sélection » de dix mille Juifs par jour à fin de déportation. Les bureaucrates juifs sélectionnaient, et la police juive rassemblait les victimes. En ce qui concerne Adam Czeriakow, président du Conseil Juif du ghetto de Varsovie (Judenrat), à qui incombait la responsabilité de sélectionner les Juifs pour une « réimplantation » qui n’était autre que la déportation finale à Treblinka, les dernières notes de son journal disent ceci : « Il est trois heures. Jusqu’ici 4 000 sont prêts à partir. Les ordres stipulent qu’il en faut 9 000 pour quatre heures ». Peu de temps après, le 23 juillet 1942, deuxième jour de l’opération de « réimplantation », il se donna la mort.
Extrait de La Perfidie de l’Histoire, par Richard L. Rubenstein, traduction par Ghislain Chaufour, © Les provinciales.