• Traité d’harmonie littéraire, Ghislain Chaufour, Les provinciales, 224 p., 20 €.
Lire Ghislain Chaufour, c’est renoncer aux abstractions sur lesquelles s’est bâtie la civilisation occidentale et qui, devenues pour la plupart des lieux communs du culturel qui remplace trois millénaires de culture, constituent un champ d’inversions repeintes en village Potemkine global où le progressisme contemporain trouve les conditions d’un « fascisme universel ».
Un inventaire de l’abîme ? Pas tout à fait : ce lumineux essai dédié à Pierre Boutang dont Chaufour a édité, chez le même éditeur, le singulier Purgatoire) nous invite à regarder le monde sans ciller : grande, en effet, est la misère de l’homme dans un monde où « le travail est notre Staline, le chômage notre goulag » ; Malthus et Darwin sont les autres nos d’un Baal-Moloch régnant toujours sur l’espèce humaine parquée dans la « démocratie ouvrière » ; la science a vulgarisé, laïcisé, les valeurs du surnaturel pour en constituer une a-théologie dont les hérésies religieuses sont la version paralogique : les « sciences physiques mathématiques ont aboli le monde présenté à nos sens intelligents, et ont confisqué la vérité sous la forme des certitudes objectives, des nécessités qui ne dépendent pas de nous ». Discours dont l’homme, en tant que singularité innombrable et unique, est évidemment absent. Ce que Chaufour appelle les « kaki-mythes » entérine, au nom de la science, le divorce entre l’intelligible et le sensible : à refuser le mythe, la fable, la parabole, la métaphore, la fiction, on détruit « une grande part de la révélation biblique », et la vérité littéraire est remplacée par la propagande, la publicité, l’universalité d’un « roman » en « cours d’adaptation cinématographique ».
De cet effondrement, de cette relégation du réel, la langue est particulièrement révélatrice. Sur ce que Chaufour appelle les trois « styles » : hiératique, hiéroglyphique et démotique, c’est ce dernier qui l’emporte, dont le statut planétaire obéit au « matérialisme athée » et aux trois valeurs d’Ubu : « physique, phynance, merdre ».
Jamais l’auteur ne tombe dans la diatribe ni dans la désolation ; sa parole est paisible et impitoyable : celle d’un écrivain à la syntaxe très sûre, qui n’hésite pas à recourir au néologisme, au tour de force stylistique, et qui déploie la citation avec un art non moins efficace que Montaigne : manière de rappeler que les textes sont là, toujours, et qu’il suffit de les lire pour retrouver la merveille du sensible.