« (…) En 1956, Elly, le personnage sous lequel Bat Ye’or évoque ces semaines douloureuses, est une jeune fille qui entend laisser la liberté de l’esprit guider sa vie sans oublier qui elle est : une juive qui vit en bonne entente avec les musulmans et les chrétiens – formule désignant ici la bourgeoisie alexandrine ou cairote, qui s’exprime en arabe, en français, en anglais ou en grec, constituée de musulmans éclairés, de juifs et de chrétiens coptes ou syro-libanais (dont Edmond Jabès, Youssef Chahine, Omar Sharif, Andrée Chedid, Georges Schehadé, Albert Cossery). Le reste appartient à un lumpenprolétariat illettré sur lequel Nasser s’appuiera pour expulser les juifs.
Elly ne veut pas y croire. Elle fréquente un club huppé, parle du surréalisme sur la plage d’Aboukir, se laisse envahir par l’amour, évite les prédateurs… Elle tente de nier l’évidence, de ne pas entendre le grand-père se demander si le malheur n’est pas donné aux juifs pour qu’ils inventent l’espérance. Nul ne prononce le nom d’Israël. Les expulsions, confiscations, nationalisations, emprisonnements et même les lynchages se succèdent. (…)
Le roman tisse ces détails, conversations et scènes tantôt douloureuses, tantôt cocasses, qui évoquent avec une délicatesse intransigeante le crépuscule d’un monde auquel les juifs, avec les chrétiens et certaines musulmanes qui avaient compris sur quelle misère sexuelle l’homme égyptien fonde son pouvoir, donnaient une originalité et une liberté que le nationalisme panarabe puis l’islamisme réduiront à néant. »
Richard Millet, Revue des deux mondes, juillet-août 2019.