Romaric Sangars, L’Incorrect : « Notre Soljénitsyne »

Le grand banni des lettres françaises lance le quatrième tome de son journal comme une grenade dans la banque centrale. Avec ces notes couvrant notamment ses huit années au sommet de Gallimard, le faiseur de Goncourt y défait à peu près tout le monde, mais tout en pulvérisant les ruines du prestige littéraire français, il offre à celui-ci un authentique monument, tout de feu et de cendres.

Après les volumes de journal qui retraçaient ses débuts littéraires et sa notoriété croissante, Richard Millet nous donne ici à lire les notes plus rares, plus éparses, qu’il parvient encore à prendre au fil d’un temps qui s’est accéléré. Le voici intronisé au comité de lecture de Gallimard, le saint des saints du pouvoir culturel où il fait scrupuleusement son travail, et il sera d’ailleurs à l’origine de deux prix Goncourt (Littell et Jenni). Pourtant, parvenu dans la chambre forte de ce que Sollers appelle « la banque centrale », Millet désespère de n’y trouver que de la fausse monnaie. Le jeu de massacre est ébouriffant : Ernaux ? « Du Bourdieu réécrit avec un Tampax séché » ; Mabanckou : « Piètre romancier, adulé par les études post-coloniales. Vend sa soupe » ; la prose de Ben Jelloun ? Elle « sent le pet d’hippopotame » ; Le Clézio ? « Une éolienne qui ulule dans le ciel du Bien. » On pense qu’il y va fort, et puis on se souvient que Gallimard, il y a une cinquantaine d’années, abritait encore Aragon, Céline, Montherlant ou Caillois. Alors on en redemande.

Le revers de Versailles
Au-delà de la médiocrité générale qu’il déplore, Richard Millet se fait le Saint-Simon du Versailles de la rue Sébastien-Bottin. Par des notations acides et subtiles, il dévoile le ballet des vanités, les figures de l’hypocrisie, les faux-semblants permanents, mais aussi tout le revers du célèbre Goncourt de Jonathan Littell, petite frappe arriviste dont le pavé dut subir une réécriture outrancière, qui renia Millet sans scrupule, mais ne produisit plus rien de valable une fois passé le coup monté des Bienveillantes. L’auteur de La Confession négative ne se sent pas appartenir à ce milieu où il règne alors, mais dont il pressent qu’il l’expulsera bientôt ; ce milieu qui se trouve par ailleurs rongé par un népotisme et une corruption terminale. En parallèle, certaines anecdotes sont savoureuses, comme cette rumeur selon laquelle la veuve de Robbe-Grillet aurait avalé les cendres de son défunt époux lors d’une soirée avec force whisky.

Désir et désastre
À part ce dégoût dont l’intensité augmente, le journal est parsemé de sublimes haïkus érotiques, des silhouettes, des profils, des attitudes de femmes allumant de brèves flammes de désir au hasard des jours et en toutes circonstances ; des aphorismes ou des remarques passionnantes sur la musique, la littérature, la langue; des souvenirs fugaces; et le constat d’une catastrophe française, après le déclin de l’enseignement (Millet a été professeur de nombreuses années), le déclin de la littérature et de la langue, c’est aussi au délitement manifeste d’un univers humain, culturel, moral, sonore, que l’écrivain prête une attention soutenue, tout en diagnostiquant la nécrose gauchiste du cerveau français et les effets délétères de l’immigration de masse.
Ce témoignage poignant d’un écrivain qui ose voir ce qu’il voit et le décrire renvoie également à leur insignifiance et leur vassalité quasiment tous les intellectuels autorisés de ce pays. « Ils me haïront ; mais nul ne pourra briser l’atome de ma vérité » assène l’écrivain, prophétique. Un jour, si la France survit à sa libanisation programmée, on mesurera que celui qui passa du comité de lecture de Gallimard à la relégation dans une Sibérie virtuelle, aura bien été notre Soljenitsyne.

Romaric Sangars, L’Incorrect, 16 mai 2023.

JOURNAL 2003 – 2011, TOME IV, RICHARD MILLET, Les provinciales, 608 p., 32 €