« Dans l’Université française contemporaine, il est d’usage de faire admirer aux étudiants une cohorte de penseurs censés avoir dominé la discipline pendant un demi-siècle, de L’Être et le Néant, de Sartre (1943), à Qu’est-ce que la philosophie ? de Deleuze et Guattari (1991). Adieu Platon, Descartes et Spinoza, aux oubliettes splendeur du Beau, du Bien et du Vrai. Avec le marxisme, l’existentialisme, le structuralisme et la déconstruction, la France aurait connu un moment philosophique inédit, une manière de sommet de la vie de l’esprit que prolongerait aujourd’hui le seul Alain Badiou, tel un soldat de l’armée japonaise continuant à se battre sur une île après 1945. Pétrifié dans cette certitude, l’enseignement de la philosophie s’apparente à une religion. Saint Bachelard, saint Althusser, saint Bourdieu, saint Lacan et saint Foucault, priez pour nous !
Aujourd’hui, il ne faut pas moins qu’un philosophe n’ayant jamais dissimulé sa foi catholique pour nous démystifier. Revendiquant d’une part l’héritage de Husserl et de Heidegger et d’autre part celui des Pères de l’Église, celui d’Augustin (Au lieu de soi, PUF, 2008), auquel il joint volontiers celui des Pères grecs, Jean-Luc Marion est le témoin des itinéraires de rupture qui se sont ouverts dans les années 1960 et 1970, loin des chemins qui ne mènent nulle part d’une pensée congelée dans les problématiques du matérialisme historique et de la guerre froide. À l’époque où Louis Althusser préparait les étudiants à l’agrégation de philosophie, rue d’Ulm, il n’était pas facile d’être identifié comme un “tala” – entendez un étudiant “qui va-t-à la messe”. Reçu au concours à l’École normale supérieure en 1967, l’auteur de Dieu sans l’être (Communio/Fayard, 1982) se souvient avec amusement de cette époque en noir et blanc où le marxisme constituait “la musique de fond du monde universitaire”. L’année de son entrée rue d’Ulm est aussi celle de la parution de La Société du spectacle, de Guy Debord, et des Antimémoires, d’André Malraux. Aux thèses de celui-là, il y a fort à parier que Jean-Luc Marion préfère la leçon de celui-ci : “Les gens sont beaucoup plus malheureux qu’on ne croit… et puis… (…) Et puis, le fond de tout, c’est qu’il n’y a pas de grandes personnes.”
“Pour dire vrai, il me semble que d’être catholique m’a protégé”, confie le philosophe à Paul-François Paoli dans un livre d’entretiens où s’éclairent à la fois une route d’homme et un itinéraire intellectuel. “De quoi et comment ? — De l’enrôlement. J’avais sous les yeux des lacaniens carbonisés. Je connaissais des althussériens perdus et des derridiens bloqués. Ou encore des deleuziens azimutés. Peut-être l’auraient-ils été sans leur maître, mais leur sort ne me paraissait guère enviable.” D’un bout à l’autre d’À vrai dire, le dialogue entre les deux hommes a ce ton et ce tour vifs, légers et pétillants.
Comme Pierre Boutang, qui a occupé avant lui la chaire d’ontologie et de métaphysique à la Sorbonne, Jean-Luc Marion a la réputation d’être difficile à lire, voire illisible. À l’entrée de la forte forêt, farouche et âpre, que constitue son œuvre, le lecteur cherche l’épaule d’un nouveau Virgile sur laquelle s’appuyer pour essayer d’avancer. “Lire un auteur qui cherche un autre but que nous divertir demande une certaine égalité, une ou des parités d’intention et d’études, le plus souvent des aides sont requises”, observe Ghislain Chaufour dans sa présentation du Purgatoire, le maître-roman de Pierre Boutang qui vient d’être réédité. Remercions Paul-François Paoli, que les lecteurs du Figaro connaissent bien, d’avoir requis auprès de Jean-Luc Marion en personne ces aides au fil d’une longue conversation où s’élucident ensemble des questions philosophiques majeures et l’histoire de quelques grandes amitiés et de quelques grandes rencontres. » (…)