Philosophe, romancier, poète, théoricien et journaliste politique, Pierre Boutang aurait eu cent ans le 20 septembre 2016. « Ceux qui l’ont lu, a fortiori ceux qui l’ont connu, ne peuvent se souvenir de lui qu’avec reconnaissance, gratitude et admiration », écrit Rémi Soulié en préambule d’un livre dans lequel il a rassemblé ses textes consacrés à ce penseur qui fascina jusqu’à ses adversaires. (…) Sous la plume de Soulié, Boutang rugissant contre la terre entière se réincarne en mendiant ingrat façon Léon Bloy. Quel feu d’artifice ! « Althusser à rien, Lacan à pas grand-chose »… « Le vin, voilà quelque chose que le diable ne peut pas avoir fait et qu’il n’aura pas »…Nous sommes quelques-uns à avoir connu les lieux, les idées, les œuvres, les batailles. Dans la mansarde aux murs tapissés de livres dans laquelle l’auteur du Précis de Foutriquet, fameux pamphlet contre Giscard, dissimulait son érudition derrière son grimoire – une édition princeps du Platon latin de Marsile Ficin –, on vidait plus de bouteilles qu’un syndicat ne dit de mensonges pendant toute la durée d’une grève sauvage. C’était Le Banquet sans cesse recommencé.
Un chant d’enfant
Pour rendre compte de cette ambiamce d’érudition inouïe et déconnante en grec et en latin, il est tentant de mettre en scène Pierre Boutang en personnage de roman. Antoine Blondin l’a fait dans L ’Humeur vaguabondedès 1955 à travers le personnage de Jean Cazal. Mais ceux qui doivent tout à « ce Platon de Boulang » n’aiment pas qu’on réduise cet athlète de la pensée à l’anecdote. Ainsi Henri Du Buit, qui rappelle que Boutang, c’est beaucoup plus que Boutang, dans une introduction à sa philosophie du plus grand intérêt. « Notre Péguy » dit de lui Olivier Véron, qui préface aujourd’hui la réédition de Reprendre le pouvoir, après avoir exhumé La Politique et rassemblé les articles de l’écrivain sur La Guerre de six jour parus dans La Nation française en 1967. Le travail éditorial des éditions Les provinciales, où paraît le livre d’Henri Du Buit, est essentiel. Par-delà les malentendus, il permet de découvrir en Pierre Boutang un disciple paradoxal de Charles Maurras – le seul à avoir osé trier le bon grain de l’ivraie dans la pensée du Martégal. Dans son Bloc Note François Mauriac a souvent dit son admiration pour le mouvement d’arrachement de l’élève à son maître et à sa tradition. Presque seuls dans leur famille politique héritière de l’Action française, Pierre Boutang et son ami l’historien Philippe Ariès ont su éclairer et comprendre la geste du général de Gaulle et se rallier avec lui à l’histoire de France. Mieux encore, ils ont ouvert leur intelligence et leur cœur au mystère d’Israël et se sont débarrassés de l’antisémitisme qui continuait de rendre toxique une partie du corpus de ceux qu’Antoine Compagnon a nommés les Antimodemes. Ces choses dites, il est permis de lire Boutang autrement, de se laisser émerveiller par sa langue étonnante – ce chant d’enfant et de poète.
Il y a ses traductions (Platon, Blake, Chesterton), son Art poétique dédié à George Steiner, ses romans, son monumental Maurras, ses pamphlets, ses fulgurantes lectures de Maurice Scève, Jean de La Fontaine et Catherine Pozzi, son court traité sur le temps où s’élucide son lien avec saint Augustin. Et deux monuments philosophiques qu’on n’a pas encore explorés : Ontologie du secret et Apocalypse du désir. De ce dernier livre, deux lignes lues au hasard suffisent sans cesse à notre bonheur : « Nous ne demandons qu’un axiome, celui de saint Bernard, que c’est la grâce qui sauve et le libre-arbitre qui est sauvé ; ce n’est pas peu – et engage toute la foi en la révélation chrétienne – mais c’est simple et, croyons-nous, fécond. » Boutang fut tout. Et notamment théologien.
Sébastien Lapaque, Le Figaro du 8 décembre 2016.
• La Guerre de six jours, La Politique et Reprendre le pouvoir sont publiés par Les provinciales.