Dans Les Logocrates, le livre qu’il a consacré à Joseph de Maistre, Martin Heidegger et Pierre Boutang, le critique littéraire, linguiste, écrivain et philosophe George Steiner, témoin majeur de toutes les folies du XXe siècle, fait cette confidence frappante. « Au gré de mes diverses recherches, je suis arrivé à l’intuition qu’un humanisme sans fondement théologique est par trop fragile pour satisfaire aux besoins humains, pour satisfaire la raison elle-même… La réassurance théologique, à un certain niveau de pensée et de sophistication, n’étant plus disponible, qu’allons-nous faire ? Nous bâtissons dans le vide. » Depuis le milieu du XVIIe siècle, cette « réassurance théologique » que poursuivent les esprits lucides et désolés porte pourtant un nom. Celui de Blaise Pascal.
Tout jésuite qu’il est, le pape François l’a compris, lorsqu’il a confié à Eugenio Scalfari, une figure de la gauche italienne, qu’il n’écartait pas la possibilité de béatifier l’auteur des Provinciales, dans le cadre d’un entretien publié dans le quotidien La Repubblica en juillet 2017. « Je pense moi aussi qu’il mérite la béatification. J’envisage de demander la procédure nécessaire et l’avis des organes du Vatican chargés de ces questions, en faisant part de ma conviction personnelle positive. » Cinq ans plus tard, dans un discours prononcé devant la curie romaine à l’occasion de ses vœux de Noël, le Saint-Père a cependant repris, à propos de Port-Royal, des clichés éculés qui prouvent que l’Église est loin d’avoir révisé sa position sur ce que les Jésuites ont nommé le « jansénisme » au XVIIe siècle pour en faire un repoussoir.
Ceci à propos d’une page de l’Évangile dans lequel Jésus met ses disciples en garde contre la tentation de l’esprit pur. (Lc 11, 24-26). (…) Selon le premier pape jésuite de l’histoire, lecteur souvent inattendu de saint Augustin, le destin de Port-Royal, auquel Blaise Pascal fut intimement lié, serait une illustration de cette parabole. Toute l’histoire de Pascal depuis quatre siècles, et toutes les confusions qui ont été faites autour de son nom tiennent à ce « fantôme du jansénisme » que ce sont fabriqué ceux qui se sont employés à détester le génial auteur des Pensées, de Joseph de Maistre à Paul Valéry, en passant par Charles Maurras. (…) Au soir de sa vie, Pierre Boutang regrettait que « l’école d’Action française » ait trop souvent pris parti contre ceux-ci et pour ceux-là. Dans L’Homme rouge ou La vie du cardinal de Richelieu, l’historien Roland Mousnier, en bon disciple de Jacques Bainville, est injuste avec Port-Royal, qu’il assimile à une nouvelle Fronde, partant à un désordre politique. C’est peu ou prou la position de Charles Maurras, pourtant admirateur de Sainte-Beuve, dans Pascal puni, un de ses livres les plus stupides, rédigé en prison. (…)
Ainsi s’exprimait George Steiner, l’auteur des Logocrates : « Affronter l’autre dans un schéma de valeur immanente présuppose une sorte de pari sur la présence de Dieu. Si ce pari est perdu – et pour beaucoup il l’est – alors pourquoi faire l’effort énorme d’une justice envers l’autre. Quelle sera la récompense de l’altruisme social et politique ? Pourquoi ne pas être un salaud – c’était déjà l’argument de Thrasymaque dans La République de Platon – puisque c’est hautement rentable, puisque celui qui s’élèvera jusqu’à la suprême injustice goûtera le suprême bonheur ? »
Cette idée de pari renvoie directement à Pascal. Et à la tradition juive, qui nous parle sans cesse d’un pari de l’homme sur l’Absolu, d’un pari du fini sur l’infini. C’est Noé obéissant au murmure divin qui lui commande de construire une arche ; Abraham acceptant d’offrir son fils Isaac en holocauste sur le mont Moriah ; Moïse se persuadant qu’il n’a pas rêvé après avoir reçu les Dix Commandements sur le mont Sinaï. Tour à tour, Noé, Abraham et Moïse ont parié et gagné.
Aux preuves « métaphysiques » de l’existence de Dieu – accessibles à très peu d’hommes – Pascal préférait ces exemples historiques. Selon lui, la bonne théologie ne se faisait pas avec des idées mais avec des personnes : Adam, Noé, David, Daniel, Jérémie, Job, Jean-Baptiste, Jésus, Paul – sans oublier Alexandre, Cléopâtre et Hérode.
Parier avec Pascal, ce n’est pas se prêter à des calculs de probabilité, comme les abominables jésuites taillés en pièces dans Les Provinciales, mais avoir pris la mesure de la fragilité des choses humaines et de l’incomplétude de l’existence et compris où placer ses jetons sur le tapis après avoir envisagé le rapport vertigineux entre le fini et l’infini.
Le fragment des Pensées connu sous le nom de « pari » s’ouvre d’ailleurs sur les mots « Infini rien ». C’est l’impossibilité d’établir une échelle entre les deux termes qui permet à l’homme d’entrevoir son néant, et le conduit à parier. Pascal, qui croit à l’inscription d’une grâce première dans le cœur de tout homme, une grâce antérieure à l’histoire sainte, dont l’existence ne doit rien à l’Incarnation du Verbe dans une crèche de Bethléem ni à la Rédemption par la Croix sur le sommet du Golgotha, ne démolit pas la raison. Il la tient fermement, au milieu de deux vérités contraires. Voilà ce que n’ont jamais compris les héritiers de tout un courant de la pensée réactionnaire fondé par Joseph de Maistre, qui s’est violemment attaqué à Pascal dans son livre De l’Église gallicane.
Sébastien Lapaque, Le Figaro du 15 juin 2022.
• Sur Port-Royal, voir notamment Pierre Boutang, Le Purgatoire [1976], roman réédité, présenté et annoté par Ghislain Chaufour, Les provinciales, 2021.
et aussi Richard Millet, La Forteresse. Autobiographie 1953-1973, Les provinciales, 2022,
Journal IV, Les provinciales, 2023
• « Trois Lettres brèves de Port-Royal », Les provinciales (lettre) n°46, 1995.