Sébastien Lapaque, Revue des deux mondes : « Michaël Bar-Zvi : être et transmettre »

« Un an aura suffi pour annoncer les contours de ma vie et sceller les prémices d’une aventure personnelle », a souvent raconté Michaël Bar-Zvi (1). Cette année-là commence en septembre 1967, à Turgot, le « lycée feuj » de Paris, un éta­blissement situé en plein cœur du Sentier, où le jeune Michaël tion de La Société du spectacle de Guy Debord chez Buchet-Chastel est passée presque ina­perçue. Au-delà des boulevards des Maré­chaux, on n’entendait guère les imprécations des fractions agitées de la jeunesse gauchiste. La société des vacances et des loisirs, de la bagnole et des publicités criardes sur les radios périphériques convenait plutôt bien à ce que Dominique de Roux a nommé « la France de Jean Yanne » (2) (…)
Pour ceux qui n’affectionnaient ni les disques 45 tours ni le ballon rond, restaient les livres, la presse, les discussions entre amis sur les idées générales. Autour de Michaël Herszlikowicz, un groupe d’élèves du lycée Turgot commentait les éditoriaux qu’un professeur de philosophie fraî­chement nommé avait signés dans l’hebdomadaire La Nation française pour tirer les leçons du conflit qui avait opposé Israël à l’Égypte, la Jor­danie et la Syrie entre le lundi 5 et le samedi 10 juin — d’où son nom de guerre des Six-Jours.
Normalien et agrégé, chassé de l’Éducation nationale en 1945 en rai­son de ses liens passés avec le général Giraud dans le cadre du haut- commissariat aux Affaires politiques en Afrique du Nord à Alger, ce nou­veau professeur avait pour nom Pierre Boutang. Le 13 juillet 1967, après avoir signé l’éditorial du 604e et dernier numéro de La Nation française, il avait conclu une longue décennie presque exclusivement consacrée au journalisme politique. En le nommant dans un lycée fréquenté par de nombreux élèves juifs, son autorité de tutelle a cru punir ce disciple de Charles Maurras à la réputation d’antisémite. Turgot, pour Boutang, a été le contraire d’une sanction. Ce fut une grâce.
Non seulement pour le maître, mais aussi pour ses élèves, comme l’a rapporté Michaël Bar-Zvi. Et notamment les juifs parmi eux.
« Le premier cours de philosophie du “Vieux”, à partir d’un “conte hassidique” de M. Buber, tenait du défi essentiel, une atteinte à la communauté idéologique, un crime de lèse- judéité. Par la suite, les questions sur le jeûne de Kippour et la baleine de Jonas confirmèrent une première impression: le voyage avait déjà commencé. J’étais sur la route avec un homme à la démarche d’un bûcheron de la pensée. (3) »
Au grand scandale des imbéciles, l’homme qui avait écrit La Répu­blique de Joinovici (4), le moins défendable de ses libelles d’après-guerre, n’était plus antisémite, mais philosémite, sioniste et très engagé vis-à-vis d’Israël.
Parce que c’était lui, parce que c’était moi : l’histoire de la rencontre de Pierre Boutang et de Michaël Bar-Zvi, c’est celle d’un athlète de la pensée, qui s’est arraché avec douleur à une tradition antisémite héritée de La Libre Parole d’Édouard Drumont et des attaques de L’Action fran­çaise contre les « quatre États confédérés » (5), avec un jeune juif qui avait besoin d’être éclairé sur son judaïsme pour devenir ce qu’il était.

Au cours de l’année scolaire 1967-1968, le maître et l’élève ont noué un dialogue et une amitié destinés à durer – au-delà de la mort, est-on tenté de dire, lorsqu’on lit ensemble La Politique et Philosophie de l’antisémi­tisme, Reprendre le pouvoir et Pour une politique de la transmission (6). Il faut dire qu’elle n’a pas été une année comme les autres. Au mois de mai, elle a été agitée par des événements qui ont précipité l’avenir, et pas nécessairement pour le meilleur. A plus d un demi-siècle de distance, on a du mal à imaginer à quoi pouvait ressembler l’ambiance dans les lycées et à l’université, à l’apogée du gauchisme politique et du néoléninisme, dans ses versions maoïstes et trotskistes.
La parole du maître avait été dévaluée par le triomphe des trois pen­seurs majeurs de « Père du soupçon » (Marx, Nietzsche, Freud), avant d’être brutalement discréditée par les slogans tracés à la peinture noire sur les murs de Paris : « Ne dites plus : “Monsieur le professeur”, dites : “Crève, salope !” » Le philosophe Paul Ricœur, qui a évoqué le premier «Père du soupçon», parlait en connaissance de cause. Traîné dans la boue par Lacan et ses disciples au moment de la publication de son essai sur Freud intitulé De l’interprétation, Ricœur est devenu une des bêtes noires des enragés de Mai 68, qui ont vu en lui l’incarnation de la figure honnie du croyant. « Ricœur, c’est fini ! » s’est écrié Daniel Cohn-Bendit à la faculté de Nanterre avant de lui verser une poubelle sur la tête.

Pour Michaël Bar-Zvi, ce qui est important dans cet épisode, c’est l’énergie farouche avec laquelle Pierre Boutang a maintenu la possibilité de la transmission. Une possibilité que son élève devenu philosophe à son tour liait intimement à la question sioniste.

« Pierre Boutang a fait le lien entre juin 1967 et mai 1968. Il avait compris que ce qui s’était joué en 68, le début de la décomposition de la nation française, se trouvait annoncé dans les événements de 67, quand l’Occident n’avait pas voulu voir que son avenir était lié à Jérusalem et Israël et qu’il devait renouer son alliance avec la nation juive. Par là, on comprend que la différence essentielle entre Pierre Boutang et Charles Maurras, c’est la Bible. Boutang est catholique, le modèle de la monarchie reste pour lui celui de roi David et du Prince chrétien, tandis que Maurras est fon­cièrement positiviste, agnostique, plus inspiré par Auguste Comte que par Bossuet. L’Action française a même été condamnée par l’Église en 1926. Boutang a réussi à arra­cher à Maurras une conversion à la veille de sa mort. Il res­tait persuadé de la sincérité et de la profondeur de ce geste. Mais Maurras n’avait plus vraiment l’esprit très vif à ce moment, je le crains. C’est le lien avec les sources juives du catholicisme qui a permis à Pierre Boutang de surmonter l’antisémitisme dans lequel il avait été élevé et de recon­naître, comme il le fait dans son livre Maurras, la destinée et l’œuvre, la faute de Maurras sur cette question. »
Dans La Pensée anthume (7), un volume poignant rassemblant une suite de courts textes que Michaël Bar-Zvi a rédigée (…) avant de mourir le 29 mai 2018, à l’âge de 68 ans, il est question de grandeur et de chevalerie, des yeux du cœur, et du sang de l’alliance… Et naturellement d’Israël – une nation faite à la fois de Parole divine et de sang juif. « Nous sommes le peuple du livre, mais cela ne veut pas dire que le texte est notre patrie, comme le pense George Steiner, et qu’il vient se substituer à la terre. (8) »
Tout au long de sa vie, c’est en s’attachant à comprendre la philoso­phie de l’antisémitisme que l’historien de l’Irgoun a mieux compris la question sioniste, d’accord avec Pierre Boutang pour juger que les juifs déjudaïsés embrouillaient et l’une et l’autre.
« La négation du juif existe chez l’antisémite et chez l’assimilé, et d’une certaine manière ils se complètent […] L’antisémite nous propose la discrimination ou le génocide ; l’assimilé l’euthanasie ou le suicide. (9) »

Sébastien Lapaque, Revue des deux mondes n°3847, mai-juin 2024.

1 Michael Bar-Zvi, « Les larmes du vieux » In La Pensée anthume, Les provinciales, 2019, précédemment paru In Pierre Boutang. L’Âge d’Homme, 2002.

  1. Dominique de Roux, La France de Jean Yanne, Calmann-Lévy, 1974.
  2. Pierre Boutang. op. , ,
  3. Pierre Boutang, La République de Joinovici, Amiot-Dumont, 1949.

5 Juif protestant, métèque et franc-maçon,
6 Tous réédités par les éditions Les provinciales.

7 Michaël Bar-Zvi, La Pensée anthume suivi de Les Larmes du vieux, Les provinciales, 2019.
8. Michaël Bar-Zvi, La Pensée anthume. op. cit.

  1. Idem.