Sébastien Lapaque, Revue des deux mondes : « Le Purgatoire, quelle grande chose ! »

« Pour courir meilleure eau elle hisse les voiles
À présent la nacelle de mon génie
Qui laisse derrière soi mer si cruelle :
et je chanterai le second royaume

Où l’esprit humain se purifie
Et devient plus digne de monter au ciel. »

Dante, Le Purgatoire, chant I, vers 1-5 (1).

 

Après la longue et accablante descente dans les neuf cercles de l’enfer, tant de fois refaite, au point, certaines fois, de s’arrêter dans les fossés maléfiques, englué dans le malheur, l’arrivée au pied de la montagne du purgatoire, qui surplombe l’océan de l’être, est l’un des moments les plus étonnants du voyage auquel Dante convie son lecteur dans La Divine Comédie. Étonnant, car si chacun, sans être nécessairement chrétien, se fait une idée de ce à quoi ressemble ou pourrait ressembler l’enfer — pluies de feu, fleuves de glace, marais puants, lave en ébullition, plomb en fusion, bêtes sauvages, fosses remplies de fiente — et même le paradis — « la vraie vie », un jardin où la vie serait enfin libérée de ses contradictions et de ses insuffisances, mue par le seul amour à l’égal du soleil et des autres étoiles —, le purgatoire est un lieu que l’on se représente difficilement, en rêve ou en réalité. De Botticelli à Delacroix, l’enfer et le paradis ont abondamment inspiré la peinture occidentale. Mais l’imagination a généralement fait défaut aux artistes soucieux de montrer aux hommes à quoi pouvait ressembler l’ascension de a montagne du purgatoire. (…)
Éveillé au don de Dieu, l’homme n’a pas envie de paraître tout puant de ses fautes ni enchaîné à son péché devant le Grand Juge « lent à la colère et plein d’amour » qui supporte les transgressions et les fautes mais ne laisse rien passer (Nombres, XIV, 18). Les larmes coulent abondamment, dans le purgatoire de Dante, et c’est assez naturel. Dans son roman Le Purgatoire, puissant essai d’actualisation de la métaphysique chrétienne de l’Être publié en 1976 et réédité cette année avec un millier de notes explicatives (2), Pierre Boutang rappelle que les larmes sont un don. Sur les pas de Dante pèlerin et poète, Montalte, son héros, purge sa peine et sèche ses larmes en revisitant un à un les sept péchés capitaux, qui ne sont pas les péchés principaux, mais les désordres de l’être à l’origine des autres péchés, ainsi que l’explique Grégoire le Grand dans ses Morales sur Job.

«Montalte n’a jamais été délaissé du don des larmes, le plus constant à travers les années et que la vieillesse n’avait ni accru ni tari. De quelle source, à partir duquel des sept dons de l’Esprit ? Sa réponse était personnelle : une jointure de force – mêlée de faiblesse – et de justice, non pitié ni piété, pour toute apparition de l’être. Il ne pleurait que de joie, et jusque dans la pénitence, la part des larmes n’était pas celle d’une douleur de la faute, plutôt de l’approche du pardon.» (3)

Le héros ne s’appelle pas sans raison Montalte. Les larmes de joie que procure le repentir de Pascal ne sont jamais loin : «Veux-tu qu’il me coûte toujours du sang de mon humanité, sans que tu me donnes des larmes ? » (4)
Car tel que l’a voulu son Créateur depuis Adam, cet homme est libre — et libre d’abord de pleurer sur les désordres de sa vie, sur la détresse qu’il a pu causer à son prochain ou sur son infidélité à sa divine origine. (…)
L’idée de Purgatoire est une illustration du dogme de la communion des saints : sur les flancs de la sainte montagne, les fautes des uns et des autres constituent un commun fardeau. Et « on progresse ici grâce à ceux d’en bas » (Purgatoire, chant III, vers 145), explique l’âme de Manfred Ier de Sicile à Dante, le pèlerin pensif en route vers les étoiles aux côté de Virgile. (…)
Il y a beaucoup de surprises, dans La Divine Comédie.  Ainsi cette façon qu’a la description de l’état intermédiaire entre le paradis et l’enfer de dissimuler un traité de l’efficace de la prière. Qu’est-ce que l’efficace dans la prière ? Pierre Boutang esquisse une réponse à cette question dans un passage du Purgatoire où Montalte rencontre l’âme séparée de Roger Nimier. Laquelle âme, restée fidèle à l’esprit d’enfance, lui donne cette extraordinaire définition du purgatoire : « devoir à refaire ».

« La moindre de nos peines, dans notre condition présente, serait, selon les bons auteurs et l’expérience, d’échanger un temps au moins égal à celui de notre vie, contre cette rouille, notre retard pris à toute vitesse, jusqu’à la fin. Le temps y fait donc bien quelque chose, et s’impose une sorte d’équivalence, que la prière seule peut briser. Notre séjour est sans pareil, au royaume des tribulations ; c’est le plus naturel de la surnature ; nous y pouvons même plaisanter, ce qui vous le savez n’a jamais empêché personne de souffrir (je ne m’en prive pas). Nous existions un peu comme vous allez survenir, si je suis bien informé : devoir à refaire. » (5).

Tout recommence donc. Mais pas toujours. Par là, Pierre Boutang donne un exemple éclatant — et d’autres aussi beaux concernant Antoine Blondin, Philippe Ariès ou le peintre Georges Mathieu — de cette camaraderie de la vie qui se poursuit au-delà de la mort, dans une communauté de destin supra-terrestre. Car au bout du chemin et au terme du dernier exil visité, il y a l’homme jugé, la chair retrouvée et le mystère des corps glorieux annoncée dans Le Paradis par la gloire de Marie, reine des anges. (…)

Sébastien Lapaque, Revue des deux mondes, septembre 2021, pages 96 à 116 (extraits).

(1) Traduction de Jacqueline Risset, Flammarion, coll. « GF », 2005.
(2) Pierre Boutang, Le Purgatoire [1976], nouvelle édition présentée et annotée par Ghislain Chaufour et Olivier Véron, Mes provinciales, 2021.
(3) Idem, p. 67.
(4) Pascal, Pensées, édition de Philippe Sellier, Classiques Garnier, 1991, fragment 751.
(5) Pierre Boutang, Le Purgatoire, op. cit., p. 111. Intitulé «Les princes négligents», le chapitre consacré aux retrouvailles avec Roger Nimier (p. 101-114) est une merveille.