Tu
me souhaites, lecteur, d’approfondir plus tard l’histoire et la métaphysique. Crafouilli ne serait qu’une entrée en matière(s), il faut donner sa place au Grand et au (grand) corps de l’Église, et parvenir à effacer de nos mémoires la censure effroyable des années de nos apprentissages, quand la pensée était tout entière écrasée de l’aveuglement mensonger des idéologues gauchisant.
D’accord, à peu près, pour l’analyse et le regret du traumatisme que nous avons subi. D’accord aussi pour regretter la face cachée d’une histoire qu’on ne m’a pas apprise, et qui me manque partout où je la cherche. Mais je la cherche. Je la cherche et bien loin au delà des savoirs dérobés, j’ai l’impression de la pressentir foutrement. C’est le hic. La métaphysique est profonde et la place que je lui accorde est immense. Je vis ma Foi, depuis bien longtemps. Je la veux qui s’incarne dans ce que je fais, chaque jour, chaque heure, dans ce que j’écris, dans ce que je pense, dans ce que je jouis, dans ce que je souffre ou subis ou fais subir. Parce qu’il y a un monde de la métaphysique à la foi, comme il y a un monde du voir à l’être. La foi, c’est la métaphysique plus la pudeur. Et comme tu l’as bien senti, depuis longtemps, la pudeur, la vraie pudeur, passe souvent par la provocation, le rire, la salissure, le caca.
Avec Crafouilli, j’ai voulu d’abord retrouver la musique de ma langue, le français. Pas par racisme ou ostracisme, pas par méfiance ou esprit de clocher. Parce que je suis français, j’aurais pu être grec ou guatémaltèque. C’est le génie de la langue que je cherche. Et si ce génie que je cherche me fait parler de la naissance du monde, si la naissance du monde me paraît n’avoir été qu’une confrontation infiniment recommencée de l’être désirant, chiant et saignant au sacré, et si la naissance du monde ne me semble trop évidemment arrêtée dès lors que l’argent a remplacé le caca, le sang, le désir et le sacré, ce n’est pas dans l’ignorance ou le mépris de la métaphysique, mais par inspiration de ma foi. « Ce ne sont les idées mauvaises, ce sont hommes qui les habillent. Il n’est si bon agir que le Grand n’accompagne ».
Or dans l’histoire, les hommes, tous les hommes, n’ont pas été également accompagnés. Point n’est besoin des savoirs occultés pour s’en apercevoir. Les savoirs retrouvés permettraient juste, ce qui n’est déjà pas si mal, de mieux rendre à chacun sa dérive, et d’attribuer à coup sûr les dérélictions métaphysiques, les errances des âmes, les soumissions démoniaques de la chair. Pour notre malheur nous y sommes tous, avec plus ou moins d’inspiration ou de courage. Dénonçons les tièdes, oui, ils sont la plus certaine voie du malheur. Dénonçons les menteurs et les peureux, les rassis, les exterminateurs et les suffisants, qui sont les mêmes. Mais bénissons le Grand s’il nous donne, en plus de la force de les débusquer et de les dénoncer, celle de résister à la tentation. Bénissons le pour qu’il ne nous abandonne pas. Toutes les mémoires du monde ne valent pas cette prière.
Alors j’ai commis Crafouilli, que je ne saurais trop te remercier d’aimer. Je l’ai commis avec force préméditation, plus de quinze ans durant, en voyant s’écrire et en le forçant souvent, quelque chose que je savais devoir un jour assumer, une épopée de galopin, une fresque inculte, une rivière rigolarde et désespérée d’intuitions charnelles avant de se vouloir métaphysiques. J’ai commis Crafouilli en me disant que mes compatriotes, d’abord, et mes « frères » humains, ensuite, méritaient qu’on s’essaye à les réveiller avec une langue qui s’enracine dans une chair, une langue intraduisible et drôle qui sache exprimer tout le vulgaire de notre condition, toute l’abominable cruauté et la trivialité de cet état de viande qui s’appelle le réel, en même temps qu’elle exprimerait comme par hasard, comme par effleurement, la bienveillante et poétique Providence de la Grâce qui a toujours inspiré à cette barbaque monstrueuse ce qui la sauve, même à son propre regard. Persuadé que nos frères humains méritent cette provocation, que je n’aurais pas la prétention de croire ultime, d’autres et peut-être moi s’y remettront tant que le Grand le voudra.
Suis-je assez prêt à n’être pas compris – et peut-être même pas entendu ? Je n’en sais rien. J’ai tenu, par devers le monde et plusieurs « carrières » possibles qu’on se promettait pour moi parfois brillantes, quinze ans durant l’invention de ce monde trop vrai. Je lui ai sacrifié une part de mon courage et de mon opiniâtreté, j’ai renoncé par et pour lui à l’actualité même de ma création. J’ai accepté peu à peu, et en m’engageant aussi dans des combats concomitants dont le pire est que même les historiens, si j’en ai, ne comprendront jamais la concomitance, de paupériser ma famille et de gigolotiser ma réputation. Il m’arrive même parfois de commettre ces minables larcins, timbrage, stylos, ramettes, qui ne feront jamais les bœufs promis, mais dont l’âme se sait inévitablement salie d’accepter la souillure (tiens ! je ne parle pas du vol dans Crafouilli). Tout ça parce que j’ai la certitude que notre temps ne nous est donné que pour les autres, dans un monde qui voudrait anihiler en chacun de nous, par tous les moyens, la pensée même des autres.
Je te disais l’autre jour que je me moquais de mon destin, et effectivement, peu m’en chaut. Peut-être même mon Salut (peut-être). J’essaye en tout cas d’être prêt au jugement de Dieu. Cela seul m’importe face à l’Éternité, et face au temporel le Salut des autres, leur bonheur un peu. C’est sûrement un sacré chemin de damné possible, peut-être aussi de tyran mais il est un peu tard. C’est le mien en tout cas, celui auquel j’adhère si je ne l’ai choisi. Avec toute la fatigue et les insuffisances d’être homme. Mektoub !
Texte inédit depuis 1999, © Les provinciales.