« Au lieu d’entrer par une porte entrebâillée, je préfère frapper ou marteler jusqu’à ce qu’elle s’ouvre en grand. C’est très mal, je le sais, mais c’est ainsi ». Ka’ha, c’est ainsi : un mot hébreu qui coupe court à tout louvoiement… Vladimir Zeev Jabotinsky n’est ni un homme oblique, ni un homme résigné. Son « c’est ainsi » est avant tout une réponse audacieuse tant à la victoire qu’à l’adversité « car toutes deux sont trompeuses ». Nous accueillons la traduction de son autobiographie avec une joie non dissimulée tant elle nous manquait et plus encore aux rayons des libraires hexagonaux riches d’ouvrages scandaleux sur le sionisme, « cette insulte » [1]
« (…) Si je veux vivre, je dois renaître ; je suis âgé de trente-quatre ans, ma jeunesse et la moitié de mon âge mûr sont déjà passés depuis longtemps, et je les ai tous deux gaspillés. Je ne sais pas ce que j’aurais fait, si le monde entier ne s’était pas renversé et ne m’avait projeté sur des chemins que je n’avais pas imaginés : peut-être serais-je monté en Eretz-Israël, peut-être aurais-je fui à Rome, peut-être aurais-je créé un parti, mais cet été-là éclata la guerre mondiale. »
Deux éléments cardinaux dans cette citation de Zeev Jabotinsky replacent l’histoire au cœur de l’action politique : la volonté et la force irrésistible des événements.
La volonté en premier chef ; « Si je veux vivre, je dois renaître » définition intime et lapidaire de ce qu’est le cœur du sionisme, c’est-à-dire une renaissance qui le différencie radicalement de l’assimilation par l’acquisition des droits nationaux, préalable pourtant nécessaire à l’invention d’une nation. C’est ce fossé que Delcassé [2] ne parvenait pas à combler par l’intelligence de la raison lorsqu’il répondit agacé à la question de Jabotinsky sur l’influence favorable que la France pourrait exercer en faveur de « l’idée sioniste » : « Est-ce que tout ce qu’a fait la France pour les Israélites n’est pas suffisant ? ». Au-delà du non étouffé contenu dans cette réponse se dessine au scalpel la ligne de démarcation entre l’émancipation et le projet national.
La force irrésistible des évènements ensuite, celle de la Première Guerre mondiale en particulier. Nous le comprenons aux dates : la guerre encadre la vie sioniste du jeune journaliste russe au talent littéraire prometteur ; la renaissance de Jabotinsky eut lieu dans les premiers jours du conflit de 1914-1918 et la mort le prit par surprise en 1940, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah.
En temps de guerre tout est possible, tant l’équilibre géopolitique du monde est renversé. Dès 1915, affaiblir la puissance ottomane en Eretz-Israël au profit de la Grande-Bretagne fut l’obsession du jeune sioniste. Il était prêt pour cela à organiser un régiment juif qu’il nommait déjà la Légion juive. La Couronne britannique se prit d’intérêt pour cette proposition insolite, affréta le régiment juif au ravitaillement et mit à disposition du bataillon des 600 combattants des mules… Des bourriques ! C’en était trop pour « Altalena » (nom de plume de Zeev Jabotinsky) dont le premier réflexe fut de refuser la proposition britannique… C’était assez pour Joseph Trumpeldor qui l’accepta. Joseph Trumpeldor, le héros de Tel Haï, premier officier juif de l’armée russe, ancien combattant de Port Arthur où il perdit un bras, a conduit dans les Dardanelles le corps des muletiers (le Zion Mule Corps) qui s’illustra tant par son courage que par ses pertes. Le cœur de la pensée de Jabotinsky, son originalité à la portée révolutionnaire est d’avoir compris avant ses contemporains, dont David Ben Gourion, la nécessité absolue de donner au sionisme une dimension militaire afin de pouvoir prétendre exister dans le concert des nations.
L’embryon d’une armée juive est né dans son esprit alors qu’il était à Bordeaux, où le gouvernement français s’était établi en raison de la guerre et prit forme à Alexandrie, où le bataillon se forma dans un camp de réfugiés juifs expulsés d’Eretz-Israël par les Ottomans car ressortissants de pays membres de la Triple Entente.
Trop d’encre a coulé pour salir de son vivant et outre-tombe cet homme qu’on a aimé détester. Zeev Jabotinsky, raillé, hué, nié, haï car admiré en secret comme le modèle refoulé du Juif affranchi, qui voit s’amonceler les nuages à l’horizon et n’attend pas « d’être trempé et atteint de pneumonie avant de s’acheter un parapluie ». Ces lignes ne sont pas écrites pour le justifier. « Si tu supposes une fois que la justice n’est peut-être pas de ton côté mais de celui de tes adversaires, alors il n’y a aucune croyance au monde qui tienne, aucune certitude et aucun chemin. ( …) Si tu n’es pas certain de cela, assieds toi et ne bouge pas, mais si tu en es certain, alors agis » écrivait-il, tutoyant la solitude. L’histoire elle-même a accordé à Jabotinsky un ultime et malicieux regard lorsqu’il quitta sans retour la scène de la vie, le 4 août 1940. Le 4 août 1789, dans la nuit, les privilèges étaient abolis en France. Jabotinsky, fait peu connu, fut l’instigateur de la conférence d’Helsingfors, au cœur de laquelle figuraient les droits des minorités en Russie et l’auteur de ces lignes : « Je déteste à un point extrême, de manière organique, d’une haine qui échappe à toute justification, à la rationalité et à la réalité même, tout idée montrant une différence de valeur entre un homme et son prochain. (…) Je crois que tout homme est un roi ». Tout homme d’Orient et d’Occident, car s’il est criant que Jabotinsky était aussi étranger à l’Orient que l’Orient lui était étranger, il fut toujours un partisan convaincu du langage vrai avec les arabes : le projet des sionistes en Eretz-Israël est politique, il faut prendre conscience de l’inévitable conflit que cela induit et partant se priver de l’accord arabe pour le mener à bien. Il fut en cela un adversaire permanent de Martin Buber, de Guershom Sholem et du Brit Shalom. Passer en force, diront les donneurs de leçons de profession… Pourquoi se mentir, répondront les réalistes. Mais au-delà, Jabotinsky fut un opposant farouche du transfert des populations arabes dont il estimait qu’elles devaient bénéficier des droits des minorités nationales si elles acceptaient la souveraineté d’un État des Juifs en Eretz-Israël.
La publication en français de son autobiographie, qui s’achève brutalement dans les années vingt, nous donne accès à un homme d’une sincérité et d’une sensibilité exceptionnelles.
Nous ne résistons pas à l’envie de retranscrire ces lignes superbes qui illustrent ces qualités d’élection : « (…) La notion d’une âme tissée de fils d’acier et de fils de soie s’appelle « femme ». Je n’ai pas beaucoup de croyances, et cela en est une – que ta mère, ta femme et ta sœur sont des anges, ne les touche pas et ne t’en approche pas. (…) Les fils d’acier entremêlés de fils de soie forment une matière indéchirable ».
Rendons hommage à la prouesse littéraire du traducteur Pierre Lurçat, habitant de Jérusalem, amateur de belles lettres, d’avoir su restituer dans une langue splendide les mots hébreux inachevés de Zeev Jabotinsky. En le traduisant, il lui a rendu son nom. En le publiant, l’éditeur Olivier Véron, dont nous connaissons depuis longtemps l’audace, lui a rendu l’histoire.
Zeev Jabotinsky au roman intérieur si riche, amoureux de l’Italie de Garibaldi, bêtement taxé de fascisme, de nationalisme ombrageux, sans doute pour sa piètre opinion du sionisme socialiste ne put reposer en Eretz-Israël qu’en 1964 tant Ben Gourion, le politique aux yeux secs tint à occulter l’apport du sionisme révisionniste [3] à la construction de l’Etat. Mais Jabotinsky savait « l’appétit de querelle » qui tenaille et les hommes et les peuples.
Et il n’y a rien de nouveau sous le soleil… Sagesse d’un Roi.
Stéphanie Dassa, Crif.org, 17 novembre 2011
[1] « Sioniste. L’adjectif claque comme une insulte » in Georges Bensoussan, Une histoire intellectuelle et politique du sionisme, Fayard 2002
[2] Ministre des Affaires étrangères français. La rencontre entre Jabotinsky et Delcassé eut lieu en 1915.
[3] Le révisionnisme de Jabotinsky signifie revenir à Herzl, au sionisme des origines. Rien de plus.