Tournant malin de l’Histoire : une capitulation politique totale succède à une victoire militaire

Le linguiste Francis Gandon publie Situation de l’armée secrète. Pourquoi revenir à de tels événements douloureux ? Le conflit algérien, les massacres, les attentats, la tragédie coloniale, l’exode massif des Pieds-noirs (« les colons »), la « capitulation politique totale succédant à une victoire militaire »… La coupe est pleine et l’histoire s’accélère, l’avenir se raccourcit sous nos yeux. Pourquoi revenir, alors, à ce passé douloureux, à ces sujets qui rouvrent des blessures mal enfouies, le terrorisme, les brutalités, les tortures, les déchirures politiques, l’exil… « Croyez bien qu’à chaque fois que j’écris, c’est une violence qui m’est faite », avoue l’essayiste attentif et scrupuleux. Soixante ans après ce « tournant malin de l’Histoire », quels souvenirs subsistent de l’Algérie française ? Les descendants des « rapatriés » ne savent presque rien de ce pays perdu ; à l’inverse les nouvelles générations algériennes entretiennent l’illusion d’une offense perpétuelle, à laquelle les gouvernements successifs de la métropole n’opposent rien. Et quel bénéfice y aurait-il à attaquer de nouveau Ch. De Gaulle, le seul homme politique dont la mémoire rassemble encore un tant soit peu un pays divisé, et dont le nom puisse être opposé aux dérives de l’Europe et de l’Alliance atlantique, ou d’une démocratie qui s’affranchit de jour en jour de toutes les lois non écrites et montrera bientôt autant de dédain pour sa propre population qu’un État ouvertement totalitaire ? Ce que Francis Gandon appelle « l’authentique civilisation méditerranéenne », n’est-ce pas encore un mythe, et des plus équivoque ? Est-ce que ce mythe n’appartient pas à cette même vague de colère qui a fait échouer un historien nostalgique d’une époque condamnée par l’Histoire devant le maître-autel de Notre-Dame dix ans avant qu’elle brûle ?
Non, « ce livre décrit un monde privé de transcendance : le seul extrême est celui du Mal. C’est l’enfer, dont aucune description n’atteint l’horreur. C’est notre monde. » Cette Armée secrète dont il nous donne « la situation », Francis Gandon la voit « elle-même privée de transcendance », et déclare qu’elle « ne pouvait que perdre, être expulsée de l’histoire, compromettre tout combat futur » : il n’y a pas à renouer avec des idéaux vaincus, mais à tirer les leçons de leur défaite elle-même. La persécution du christianisme jusqu’aux XXe et XXIe siècles et la Shoah ont effacé – en principe ! – en Occident toute illusion et tentation néo-païennes et exigent précisément une transcendance qui en soit une vraiment. La manière dont les puissances nouvelles ou rénovées s’en prennent aux réalités établies est venue déranger les vieux rapports de forces et impose de puiser dans une ressource négligée que Francis Gandon appelle précisément la transcendance : d’où son évocation du Liban et d’Israël comme exemples de « nations qui veulent vivre ». Au contraire, dans les « tristes tropiques dont Dieu semble s’être absenté », la femme reste la seule à faire front : « une ombre de Transcendance. Transcendance quand-même. »
Et c’est avec l’expérience imprévisible et désolante des dernières décennies qu’il faut relire ces lignes rédigées avant guerre par Camus : « Pour la première fois depuis deux mille ans, le corps a été mis nu sur les plages. Depuis vingt siècles, les hommes se sont attachés à rendre décentes l’insolence et la naïveté grecques », écrivait-il en 1938, « aujourd’hui la course des jeunes gens sur les plages de la Méditerranée rejoint les gestes magnifiques des athlètes de Délos », et le peuple pied-noir « sans passé, sans tradition, et cependant non sans poésie », disait-il, « ces barbares qui se prélassent sur des plages, j’ai l’espoir insensé qu’à leur insu peut-être, ils sont en train de modeler le visage d’une culture où la grandeur de l’homme trouvera enfin son vrai visage. » Oui, cet espoir « méditerranéen » était insensé, car au lieu de cela, quelques décennies plus tard, c’est la corniche d’Oran jadis « magnifiée par ceux que l’instinct portait à la fusion de l’homme et de la mer », comme le regrette Francis Gandon, qui « a été saccagée par les nouveaux occupants dont toute la fibre exècre une telle fusion. Les terrasses ouvertes sur la mer sont barricadées. » C’est bien la liberté qui est en jeu, mais la liberté du regard qui se porte au loin et s’émeut, pas celle de se couvrir le corps ou non, car une fois privée de beauté ou de ce qui permet de l’intérieur au regard de voir cette beauté, une civilisation n’aura plus qu’à mourir. C’est donc plus à l’est, en Israël, que de jeunes barbares nus se sont levés pour redonner à des plages de Méditerranée un visage qui ne soit plus seulement celui de la mort : c’est pourquoi l’avertissement de ce livre est fort, il vous dit méfiez-vous jeunes gens, méfiez-vous de l’État qui n’a pas su garder la paix, car il ne recueillera pas non plus avec obligation et assez de dévotion le sang que vous aurez versé.

Olivier Véron, Les provinciales.

• Francis Gandon, Situation de l’armée secrète. Oran. Des femmes au milieu des ruines.