(…) On se souvient du portrait du dhimmi que Bat Ye’or a décrit avec exactitude et minutie dans ses essais. Mais un essai, aussi documenté, aussi passionnant soit-il, aussi sérieux quant à la recherche des faits à travers des textes historiques, reste un essai. Or avec Moïse, le premier volet d’une trilogie (…), nous abordons une autre facette de son talent ; cet aspect nous en avions déjà goûté la beauté et l’émotion dans Le dernier Khazim des Juifs d’Égypte (…) Bat Ye’or s’appuie sur des documents rassemblés patiemment ; ils constituent en quelque sorte la chaîne comme dans une tapisserie et c’est la trame qui, progressivement, dessinera le motif, avec les personnages, leurs liens, la ville qui en elle-même est un personnage et les paysages, en arrière-plan, à travers lesquels s’insuffle une vision poétique qui transcende l’ici-bas.
L’auteur l’explique dans le post-scriptum de ce premier tome : « J’ai été très critiquée pour avoir voulu donner une voix humaine à l’histoire qui, après tout, est celle d’êtres humains et ne peut être limitée à une nomenclature de faits et de dates. Ou bien pour avoir créé un instrument d’investigation d’une catégorie sociale transhistorique ignorée et niée en la dotant d’un nom, la dhimmitude, et l’avoir étudiée par une approche thématique structurelle de ses origines, de ses composants, de ses manifestations et de ses évolutions. » À cette critique, nous répondrons par la voix de Walter Benjamin qui écrivait dans un article à propos du conteur :
« On peut aller plus loin et se demander si le rapport qui lie le conteur à son matériau – la vie humaine- n’est pas lui-même d’ordre artisanal, si le rôle de conteur n’est pas précisément d’élaborer de manière solide, utile et unique la matière première des expériences, que ce soient les siennes ou celles d’autrui. »
(…) Ce pari, cette volonté de faire tenir ensemble l’Histoire et les personnages qui l’incarnent, donnent au lecteur le sentiment de coller à ces vies faites de misère et d’espoir, d’abjection et de spiritualité, de foi en l’espérance du retour à Jérusalem, à tel point que dès le livre refermé à regret, nous sommes avides de lire la suite.
Oui, nous sommes aspirés, entraînés, envoûtés par des personnages de chair et de sang : les riches et les pauvres. Nous les voyons naître et vieillir, nous ressentons leurs espoirs et leurs chagrins ; nous connaissons leurs faiblesses, leurs fautes et leurs remords, nous les découvrons aux prises avec les changements politiques qui prédisent la liberté mais aussi la crainte des représailles car la permanence de la haine anti-juive et antichrétienne est toujours là, à l’affût, prête à jaillir sous n’importe quel prétexte. Là, nous sommes au cœur de la dhimmitude ! Elle est palpable, nous en sentons la sueur qui colle à la peau des tremblants, de ceux qui se terrent et fuient les regards de la populace qu’un rien peut déchaîner.
Nous voyons Al Kahira se métamorphoser grâce à l’arrivée des Européens. Nous découvrons les calamités naturelles et les grandes épidémies, l’esclavage des harems, attesté par les peintres orientalistes, mais grâce au récit, nous sommes au cœur de cette abomination : les esclaves vendues très jeunes au pacha viennent du Yemen, de Grèce et d’ailleurs… Ainsi, Nourmahal la Yéménite qui a reçu ce prénom musulman alors qu’elle se prénommait Rebecca. Pour la première fois de sa vie, elle tombe amoureuse d’un jeune homme de son peuple : Behor, le dernier fils de Moïse et cette rencontre ravive une douleur enfouie : celle de n’avoir plus d’origine. (…)
Au-delà de la précision des descriptions de la rue et des habitations pouilleuses des raïas, des personnages, de leur habillement, de leurs sentiments complexes, de la nature omniprésente, des sonorités et des parfums, nous sommes emportés par un flux lyrique qui nous immerge au cœur de ce récit. (…) le livre est un long poème sur la vie des raïas et la misère de leur condition : « Les taudis autour de Sa’ar s’effondraient, s’accrochaient et s’appuyaient si étroitement les uns aux autres, murs contre murs, qu’ils semblaient une seule et même ruine où s’amalgamaient et se confondaient les odeurs, les querelles et les soupirs de ses habitants. Sous les bosses et les creux des parois, entre les immondices bourdonnant de mouches et d’insectes, des mendiants venaient gîter. La nuit les rassemblait dans cette cour des miracles où se déversaient des eaux souillées nauséabondes. Leur peau était si noire, si rugueuse que l’homme, la terre et la pénombre se confondaient en un amas homogène, un tassement de guenilles et d’humains. »
Mais nous découvrons aussi des descriptions plus lumineuses qui mettent un baume sur les innombrables blessures d’un peuple qui ne se résigne pas à mourir.
« Moïse s’aperçut qu’il y avait dans sa vie des jours heureux et des jours malheureux. Les jours les plus heureux étaient ceux, trop rares, où son père l’emmenait chez Mahmoud au bord du fleuve. Il s’enivrait dans les sentiers en fête du grand rire de lumière qui soulevait la terre, déployant de tous les horizons ses nacres vertes bleuissantes et ses diaprures or. Sa gaîté rutilait dans les champs, sur les épis de blé, dans les flaques blanches des jasmins ou le feu des coquelicots. »
Cette poésie de la langue vient adoucir l’amertume de la vie, comme une caresse qui réconcilie la souffrance avec le monde ; elle est aussi un éveil miraculeux à la beauté de la Création.
Le style parfois épique déployé tout au long des pages de Moïse me rappelle ce texte de Marcel Proust, évoquant le travail d’écriture :
« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir […] Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voient un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. » (…)
Évelyne Tschirhart, Riposte laïque.
• Bat Ye’or, « Bien aimés les souffrants… », Moïse. Al-Kahira, 1818-1882, Les provinciales.