336 pages, 26 €
Lorsque nous avons réédité Le Dhimmi, profil de l’opprimé en Orient et en Afrique du nord depuis la conquête arabe il y a huit ans, nous avons choisi de ne pas reprendre les documents juridiques, historiques et diplomatiques que Bat Ye’or avait publiés pour la première édition de son livre, en 1980, et de privilégier sa propre analyse. On lui avait reproché de faire douter du potentiel réformateur de l’islam en enfermant celui-ci dans une doctrine héritée de siècles obscurs. Or elle n’était pas si fataliste dans ses interrogations : « Les penseurs islamiques pourront-ils, par une nouvelle interprétation des textes, abolir ou modifier les concepts de djihad et de dhimma ? » se demandait-elle, « de ce défi dépend peut-être l’avenir du monde ». Il y a quarante-cinq ans la situation des recherches en islamologie était tout autre, puiser dans un corpus de treize siècles sur trois continents une centaine de textes significatifs pour illustrer la condition des non-musulmans sous l’islam paraissait à la fois audacieux et dérisoire. Face à « la profusion des sources » dont parlait Bat Ye’or, il nous avait semblé vain d’égrener ces textes à nouveau, dont n’importe quel lecteur peut désormais avoir à l’esprit de multiples applications contemporaines selon la manière dont le code juridique islamiste prend en otage un peu partout les populations et les institutions.
Nous avions tort : comme le remarque à nouveau Bat Ye’or dans le texte rédigé pour la présente édition, sans les écrits historiques et juridiques qui ont suscité à travers les siècles et les continents les mêmes comportements, les événements contemporains risquent toujours d’être mal compris : « Les événements actuels que nous désignons comme terroristes, sont de fait des agressions jihadistes », écrit-elle. C’est à posteriori que la doctrine religieuse était venue justifier la conduite des batailles : « L’autorité d’un commandement divin conféra aux pratiques du jihad une normativité obligatoire et sacrée, codifiée par les jurisconsultes fondateurs du droit islamique. » C’est cela qui explique « leur perpétuation en divers lieux jusqu’à aujourd’hui. » Il convient donc de rappeler cette « jurisprudence » avec exactitude.
Le travail auquel Bat Ye’or s’était attelée pour expliquer l’expulsion des Juifs des pays arabes qu’elle avait elle-même subie décrit la condition commune des Juifs et des chrétiens sous l’islam. Le choix des textes pour la présente édition a été substantiellement remanié pour mieux rendre compte de cette réalité historique et c’est pourquoi nous avons demandé à Rémi Brague de s’associer à cette nouvelle publication : son expertise et sa sensibilité différentes permettent de donner un sens plénier à cette évocation de la condition de « dhimmi » : « Comment donc, aux débuts de la conquête, cette minorité de conquérants venus d’Arabie aurait-elle eu la possibilité physique, même si elle l’avait voulu, d’anéantir de telles masses, ou de les contraindre à la conversion ? » demandait-il dans son livre Sur l’islam (Gallimard, 2023). « Comme tous les conquérants, ils vivaient du travail de leurs sujets conquis. » C’est la dhimma et la condition commune imposée par l’histoire et l’adversité qui a réalisé dans la douleur ce que l’Église à ses débuts avait imaginé d’elle-même mais bien peu observé par la suite : « il n’y a plus ni Juif ni Grec », face à l’islam, mais des dizaines de nationalités, de douleurs et d’exils.
Bat Ye’or et Rémi Brague honorent ainsi la prière formulée il y a quarante ans par Selim Naguib, un Copte venu de son exil au Canada pour se confier à Bat Ye’or : « Ne les laissez pas nous séparer. Ensemble nous sommes forts. » Les victimes historiques ont aussi à l’égard de leur oppresseurs, Bat Ye’or l’a relevé, le devoir de veiller à ce qu’ils prennent conscience de leurs oppression. Voilà la tache à laquelle se sont attelés deux grands esprits, dans le souci commun d’une civilisation dont l’avenir est devenu hésitant.
o. v., Les provinciales.
Bat Ye’or (fille du Nil, en hébreu) a consacré sa vie à étudier et faire connaître la condition des Juifs et des chrétiens sous l’Islam. Ses livres ont été publiés en anglais, allemand, espagnol, français, hébreu, italien, néerlandais et russe. Elle fut auditionnée par le Congrès américain, et participa à de nombreux colloques internationaux en Europe et en Amérique, où elle a fait connaître les mots « dhimmi », « dhimmitude » et « Eurabia ». En racontant elle-même l’histoire de sa vie (Autobiographie politique. De la découverte du dhimmi à Eurabia, 2018), elle a éclairé celle de notre civilisation aux prises avec le refus de savoir, les défis de l’obscurantisme et la lâcheté.
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« Le statut de minorité conféré aux populations non musulmanes fut plutôt le résultat d’une pratique juridique et sociale déterminée envers les membres de communautés qui représentaient initialement un pourcentage écrasant de la population. »
Rémi Brague
Sur l’islam,Gallimard, 2023.