190 pages, 18 €
Boutang écrit cette fable en 1944 et elle paraît en 1947, deux ans avant 1984 de George Orwell. L’épuration à la fin de la Guerre et l’alliance avec le parti communiste affilié à Staline expliquent son climat oppressant, mais le récit se situe dans le futur, vingt ans après la révolution sociale qui a ébranlé les fondements de l’homme même, éliminé les réalités « bourgeoises » de la famille, la religion et la nation, et réduit à rien le « souci des origines » et la « pire idole de la bourgeoisie » : l’État. René Dorlinde est mort en 1999, nous dit-on, et c’est à la faveur d’une accalmie dans la marche révolutionnaire que nous parvient ce texte scandaleux. Ancien directeur de banque, Dorlinde prétend être passé à la révolution après la destruction de sa classe, mais il semble avoir simulé ce ralliement et préservé au cœur du système qui l’exclut une rémanence dangereuse du monde ancien : sa mère demeurée à l’abri des bouleversements de la révolution, chez elle cloîtrée avec ses souvenirs, constitue de fait un foyer rétif à la révolution attirant de singuliers visiteurs, une espèce de blockhaus rétrograde abritant la résistance de l’âme face à la « nouvelle Babel » et ses horribles destructions. Le livre fait donc le constat d’une défaite totale de l’ordre ancien et donne cependant une clé pour qu’il survive. « Le secret, dans son essence, est contre révolutionnaire », explique Boutang dans ce roman, trente ans avant de pouvoir rédiger son Ontologie du secret (1973), « maître texte du XXe siècle » selon George Steiner. Déjà René Dorlinde pose « la question (le paradoxe) de toute prophétie secrète », et c’est à peine si ce livre est lui-même parvenu jusqu’à nous : réédité et augmenté deux fois (1958 et 1991), la puissance qu’exerce cette espèce de samizdat depuis une époque où ce mot était inconnu en Occident s’étend à la mesure des bouleversements que nous vivons. La langue elle-même doit mourir, dans le livre, parce qu’elle est chargée de souvenirs délicieux ou horribles qui rendraient impossible la naissance d’un homme nouveau. L’homme peut-il être débarrassé de toute vie intérieure ? « Non seulement il n’y a pas d’au-delà, mais il n’y a pas d’en dedans de la vie ; il n’y a qu’une vraie vie, juste comme elle est, et c’est la révolution. » On songe à la phrase de Bernanos dans La France contre les robots, paru également en 1947 : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure », mais c’est Boutang qui définit le mieux le système totalitaire dont Orwell a bien vu qu’il « prétend contrôler le passé aussi bien que l’avenir » : s’il abolit l’amour et tout le monde ancien c’est parce qu’il est capable d’annihiler toute relation avec le passé – c’est la rupture du lien avec le passé qui est la production suffisante et seule réellement inouïe du monde nouveau.
Olivier Véron
• Préface de Sébastien Lapaque
• Nouvelle édition annotée du Précis de Foutriquet, pamphlet de Pierre Boutang
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« Par toute une part de lui-même, Pierre Boutang est tourné vers le passé de l’esprit et du cœur français. C’est ainsi, du moins, qu’on peut le juger mal et se tromper sur lui. Car il n’est pas tourné vers le passé, il en vient, il est projeté par lui. Le voici parmi nous, dans le temps des grandes confusions. Armé d’une lucidité implacable, d’une sagesse qui ne s’avoue pas vaincue, c’est pourtant un homme de 1947. Ces mythes qu’il propose sont nés de cette adaptation de l’éternité au présent, à l’actualité la plus menaçante. (…) Nous présentons une œuvre qui fera date dans l’histoire de la pensée contemporaine française. Seront nombreux ceux qui ne s’en rendront pas compte. Le public va à ce qu’il reconnaît, ne s’engage que sur des chemins mille fois retournés. Nous lui présentons une route nouvelle, qui n’est pas encore toute défrichée. »
La Table Ronde
Prière d’insérer de 1947